Les leçons de 2018 (partie 3)
Matt Pike, ambassadeur d'un doom plus en forme que jamais
Pas facile d'exister en 2018 pour les musiques amplifiées. Dans l'univers du metal, de plus en plus voué à être un genre de niche, le doom reste l'une de ces sous-franchises qui tiennent un cap à la fois exigeant et vendeur auprès du public. Comparé à son petit frère stoner, qui semble bien incapable aujourd'hui de trouver des solutions de renouvellement, la musique pour les béliers démoniaques reste dans une recherche perpétuelle de nouveauté. Son plus beau représentant de l'année ? Matt Pike, qui a sorti cette année deux énormes disques avec ses deux formations, pourtant déjà anciennes : Sleep et High On Fire. Sans renier l'héritage sabbathien, le guitariste a réussi à rappeler à tout le monde, metalleux ou non, que le doom se devait de conserver une place de choix dans les musiques actuelles. Une preuve de cette belle et mouvante continuité : l'invitation exceptionnelle de Sleep au Roadburn Festival 2019, qui aura l'occasion de se produire deux fois dans le week-end, une fois pour jouer leur nouvel album, The Sciences, une autre pour jouer leur mythique. Si on rajoute à ça le gros boulot de Yob, que ce soit avec leur nouvel album ou avec la réédition de The Great Cessation (on vous en parlait dans ce dossier), la monstrueuse année de Beastmaker et le petit bijou de Dopesmoker Drug Cult, on peut l'affirmer sans sourciller : doom rocked 2018.
2018, belle année pour le diss
Dans le rap beaucoup de choses ont changé en trente ans, que ce soit les flows, les formats, ou les sapes. En fait, il n’y a qu’un seul truc qui ne change pas : l’entertainment qui lui tourne autour, à l’origine de son succès populaire. En France, la palme revient évidemment à la castagne entre Booba et Kaaris à Orly, qui a fait couler beaucoup d’encre pour un tas de mauvaises raisons que l’on ne citera pas ici. Outre-Atlantique, on préfère les diss track aux octogones. Ce qui est tant mieux puisqu’en général, quand la violence devient physique, ça se finit dans un cercueil. Par ailleurs, le diss demeure un investissement sûr quand on est un rappeur en perte de vitesse et/ou en quête de visibilité. C’est le cas d’Eminem, qui a sorti son premier album correct en dix ans, un Kamikaze qui lui a valu les foudres de pas mal de gens – avant qu’il ne finisse bien évidemment par demander pardon à tout ce petit monde, de Tyler, The Creator à Machine Gun Kelly. Mais c’est la joute verbale entre Drake et Pusha T qui a retenu toutes les attentions : initiée par une nième pique sur l’équipe de ghostwriters qui entoure Drake, le match retour du 6 God ne s’est pas fait attendre avec un « Duppy Freestyle » solide 24 heures plus tard. Tout aurait pu s’arrêter là, mais non : King Push a servi directement la balle de match avec un « Story Of Adidon » violent et bas du front, notamment pour ses allusions au fils illégitime de Drizzy avec une pornstar ou à la sclérose en plaques de son producteur Noah "40" Shebib. Chose qui semblait impensable, le rappeur canadien a fini par mettre un genou à terre, laissant ce diss sans réponse et accouchant d’un Scorpion insupportable dans la foulée. Pour autant, pas de révolution copernicienne à l'horizon : malgré le succès critique de son excellent DAYTONA, Pusha T est forcé d’annuler des dates faute de gens motivés, tandis que Drake continue de remplir des stades et d'affoler les compteurs sur Spotify et YouTube. Ce qui ne nous empêche pas de leur souhaiter de se retrouver sur scène pour se faire un gros câlin, comme Drake a pu le faire en invitant Meek Mill sur sa tournée, histoire de rappeler que finalement, tout ça n’est que du bon gros divertissement à l'Américaine.
Hypothétique one hit wonder, Peggy Gou est surtout la nouvelle égérie des bookers et des fashionistas
Sortir un gros morceau puis faire la tournée des clubs et des festivals d’été sur la seule promesse de celui-ci n’est plus uniquement un privilège de rappeur. Après 4 petits projets il y a deux ans, il a en effet suffi sur "It Makes You Forget (Itgehane)" d’un sample vocal en coréen et d’une house super pop pour faire sortir la sculpturale Peggy Gou de l’ombre et la propulser immédiatement au rang de next big thing. De là, une nuée d’apparitions en festivals, une Boiler Room, un live pour Cercle… Et seulement deux EP de plus si l’on exclut Once et un EP de remixes. Tout un magnifique début de carrière sur la base d’un seul morceau, et d’un battage médiatique sans précédent. Peggy Gou est cool, Peggy Gou porte du Off White et joue du mélodica Supreme sur Instagram (lol), Peggy Gou lutte contre les machos de la club music, Peggy Gou a fait un des 30 morceaux house les plus importants de ces 30 dernières années (re-lol), Peggy Gou fait des conneries en festival, Peggy Gou est égérie Porsche (turbo-lol)… À l’arrivée, toujours quasiment un seul et unique morceau comme carte de visite, et des sets au demeurant forts sympathiques, mais pas révolutionnaires. S’il n’en fallait pas plus pour que les bas-fonds de l’internet commencent à hurler au ghost producing, on préférera voir avant tout le symptôme d'une scène house de plus en plus monolithique, où les cachets continuent de s’envoler et les line ups de s'uniformiser. Là où Peggy Gou semble aujourd’hui clairement en profiter (comptez 5 chiffres pour l’avoir en festival), on ne peut s’empêcher de dire que quand le marché se trouvera une nouvelle marotte, certains souffriront. Reste à espérer pour elle qu’elle soit plus Amazon que Pets.com.
Death by Facebook live stream
Depuis qu'Internet existe, les chiffres de fréquentation sont des secrets mieux gardés, dont on ne parle que quand ça arrange ceux qui en ont connaissance. À une époque où internet se consomme principalement à travers les réseaux sociaux, c'est là que se livre désormais la bataille des chiffres. Si ceux-ci sont toujours jalousement gardés, il ne faut pas avoir le cerveau de Stephen Hawking pour comprendre que quand un post sur la page Facebook de Pitchfork (bientôt 1,5 million de followers) au sujet d'un artiste qui n'est pas Tame Impala ou Cardi B comptabilise une cinquantaine de likes à tout casser, l'envie de se konbiniser est immense. Et aujourd'hui, le meilleur moyen de générer du trafic, c'est la vidéo - ça demande un peu de moyens, mais ça semble toujours plus digne que de payer de la pub à Zuckie et ses sbires pour booster un article sur un artiste que l'algorithme ignorerait superbement dans des circonstances normales. Après, pour s'y être un peu essayé, on peut vous le confirmer : la seule donnée qui importe, ce n'est pas le nombre de vues, mais bien le temps passé à effectivement absorber du contenu. Et sur ce dernier point, la réalité est assez terrifiante. Pourtant tout le monde s'y met, du plus petit blog au plus grand festival, en passant par les pure players comme Colors, Cercle ou l'omnipotente Boiler Room. Si ces derniers ont acquis un réel savoir-faire et un vrai avantage compétitif, on a un peu plus de mal à accepter que tous les autres polluent aujourd'hui nos fils d'actualité avec des live streams à la valeur ajoutée proche du néant, et que plus personne ne regardera à force de nous gaver de concerts, de happenings, de performances et de dj sets censés amener la magie du live sur notre smartphone quand ça nous fout simplement la haine de ne pas en être, ou pire encore, que ça nous en touche une sans secouer l'autre.
Pourquoi est-on obligés d’aimer Alpha Wann, Dinos, Youssoupha, et les trucs "intellectuellement supérieurs", alors qu’en vrai on veut juste danser sur du Naza ?
Si l’on considère qu’il y a, d’une part, les marques devenues massives (Orelsan, Damso, PNL, Booba, MHD, JuL…), d’autre part les royaumes undergrounds (le 667, Lacraps, mettez-y qui vous voulez...), alors il existe un entre-monde que l’on se permettra de ranger sous le dénominatif de “middle ground” : des trucs pas encore grand public, mais plus du tout underground, indé ou pas, qui sont censés être l’avant-garde, le haut du panier, des trucs que des “mecs cultivés” comme nous devraient forcément apprécier. On pense aux nouveaux albums d’éternels rookies comme Alpha Wann, Dinos, Jazzy Bazz, S.Pri Noir, Josman ou aux dernières livraisons d’étoiles des années 2000 bien installées comme Médine, Disiz ou Youssoupha. Il y a quelque chose dans l’approche, le marketing, la réception qui est faite par les médias spécialisés de tous ces albums, de tout à fait vomitif. C’est la faute à Kendrick : désormais le rap “intellectuellement supérieur” doit forcément passer par une forme d’engagement (mais pas trop, on est en 2018 hein), une com léchée (pour ne pas dire javellisée), des visuels arty en noir et blanc qui ressemblent à des pubs pour parfums.
Alors non, permettez-nous de dire qu’UMLA n’est pas le “meilleur album de l’année”, que si Alpha Wann a clairement haussé son niveau de jeu, sa vision du monde reste celle d’un enfant de CM2 et qu’il ne dit absolument rien de nouveau, de subversif ou d’intéressant sur les 17 pistes de son premier album. Que Dinos, derrière ces atours inspirés et son flow nonchalant ne balance rien d’autre que du braggadoccio de pacotille. Que la recherche constante de polémique de Médine, qui a abouti à l’annulation de son Bataclan, nous fatigue. Et que ce qui nous a le plus excité cette année, c’est en fait les trucs moralement détestables pour la critique (Marwa, Aya, Naza) ou les projets clairement confidentiels (Riski, Moïse The Dude, La Prune).
Bref, si tous ces rappeurs ne changent pas de storytelling ("on a loué une maison à la campagne pendant 3 semaines avec mes beatmakers, j'avais vraiment besoin d'être dans une bulle", "j'ai pris Fifou pour la cover, il est trop fort, je rêvais de bosser avec lui"), si les médias spé ne changent pas leur approche ("il a bossé main dans la main avec son beatmaker, c'est presque un fonctionnement de groupe en fait"), on prédit à ce rap-là une fin aussi peu glorieuse que celle du prog rock à la fin des années 70.