In Dust We Trust #11

par Jeff, le 27 mai 2020

À la fois aubaine et business, l’exercice de la réédition du classique (avéré ou qui s’ignore) et de l’excavation de vieilleries disparues du circuit implique chez l’auditeur un peu curieux une occupation assez conséquente du temps de cerveau disponible. Histoire de vous aider à y voir un peu plus clair dans cette jungle, GMD a lancé In Dust We Trust, sélection vaguement bimestrielle de ces rééditions qui ont attiré notre attention pour plein de bonnes raisons.


Various

Napoli Segreta vol. 2

Dans la culture populaire, la ville de Naples vit aujourd’hui à l’heure Gomorra. Depuis quatre saisons, l’adaptation du roman éponyme de Roberto Saviano sur la mafia locale connaît un succès planétaire, avec plus de 113 pays qui diffusent aujourd’hui la série dont l’esthétique doit beaucoup au réalisateur Stefano Sollima (ACAB, Suburra ou plus récemment ZeroZeroZero, elle aussi inspirée du roman de Saviano du même nom). Un récit nihiliste et sombre, rythmé par une bande-son qui alterne entre le post-rock de Mokadelic et des standards de la pop ou du rap napolitain contemporain. À l’exact opposé de cette esthétique, on trouve le second volume des compilations Napoli Segreta, pensées par un collectif local qui inclut notamment les deux producteurs de Nu Guinea, et qui renvoie moins aux tours lugubres de Secondigliano qu’à un Naples de carte postale et aux moments de bonheur que procure une ville animée par une énergie incomparable. Comme pour le premier volume, le concept est simple : réunir des morceaux aussi obscurs que rares ou impayables, où culture locale se mêle à des influences disco, funk, soul ou boogie, où anglais, italien et dialecte local fusionnent dans un savoureux bouillon de culture. De ce travail de digging méticuleux ressort à chaque fois une compilation qui, à l’inverse de pas mal d’exercices du même genre ces dernières années, privilégie la quantité à la qualité. Par contre, comme chez Strut, Habibi Funk ou Analog Africa, c’est la foire aux parfaits inconnus, tous responsables de tubes qui s’ignorent, et que la postérité n’aurait jamais retenus si une bande de passionnés ne perdait pas ses points de vie à faire les marchés aux puces et les vide-greniers. Comme avec le premier volume paru en 2018, avec à peine une grosse demi-heure de bonheur, c’est un goût de trop peu forcément prononcé qui prévaut. Mais à l’image du Scudetto qui se refuse au SSC Napoli depuis 1987, le troisième volume saura se faire désirer.


Masahiko Satoh

Kayobi No Onna

En 2016, les teams genevoises de Mental Groove et WRWTFWW teasaient à mort sur un musicien japonais des années 1970, Masahiko Satoh, et en particulier sur un fameux disque relativement introuvable nommé Kayobi No Onna. Une perle nippone de la variété et du jazz qui s’échange à plus de 300 euros sur Discogs. Sauf que les mois passent, et que ce « out soon » semble indéfiniment retardé. Heureusement, après des péripéties dont on ignore tout, et qui ne touchent probablement à rien d’autre qu’une erreur de calendrier ou un désaccord juridique, le disque est enfin sorti. Et on ne peut pas dire que la hype s’était envolée avec l’attente, puisque le premier pressage est parti en quelques jours et que le disque est actuellement indisponible. C’est qu’il a tout d’une petite pépite : Satoh, pianiste virtuose, y a savamment entreposé tout ce qu’il avait compris de la décennie à venir. Rock, jazz, fusion, musiques de film, tout s’y entend lorsqu’il passe du piano au clavinex, du clavinex à l’orgue. Si ses disques suivants sauront s’orienter plus franchement vers du jazz, voire du jazz très classique, entre bebop et modern, Kayobi No Onna est un laisser-aller très groovy dans un Japon qui a subtilement filtré les sonorités et les ambiances que l’Europe et les États-Unis vaporisaient dans le monde entier. Ce qui n’empêche pas de se faire une bonne idée d’à quoi ressemblait la crème du jazz japonais à l’époque, puisque Satoh est notamment accompagné du batteur Akira Ishikawa, pièce maîtresse du jazz japonais des années 1960. On espère maintenant qu’on ne devra pas attendre encore dix ans pour avoir un deuxième pressage, ou qu’on puisse rapidement trouver ce très beau disque sur les plateformes de streaming...


Ian Wilson

Straight From The Heart

Qu’est-ce qui reste d’une époque une fois qu’elle est terminée ? À peine le mois de janvier 2020 annoncé que fleurissait déjà de toute part le filtrage des albums les plus importants de la décennie. Et les autres ? Ces classiques normaux, ces disques qui n’ont rien révolutionné, mais qui ont été de bonnes, voire d’excellentes expressions d’une époque : qui s’en rappellera ? Heureusement que la décennie 2010 a hissé la réédition au rang d’art, et qu’un dossier comme celui-là n’aurait eu aucun intérêt il y a dix ou quinze ans. Les chineurs haïssent les grands disques, et se rangent du côté de ceux et celles qui n’auraient pas dû être oublié·e·s. Et qu’ils aient tort ou raison, peu importe, car toutes ces rééditions sont parfois l’occasion de réécouter ce que plus personne n’écoute. Le travail qu’a opéré Be With Records avec Ian Wilson en est la preuve même : un excellent disque du milieu des années 1980, qui n’a absolument rien révolutionné, mais qui est une pièce historique incroyable d’un pop-rock funky et feutré de la Californie d’alors. Et voilà une jolie ruse de l’inconscient collectif : la musique présentée dans Straight From The Heart, c’est une musique qu’on aurait pu chantonner ou imaginer très facilement rien qu’en se concentrant sur le mot « eigthiiiiies ». Mais aurait-on été seulement capable de donner un nom d’album ou un artiste ? Be With Records fait encore mieux, en dépoussiérant ce disque qui n’avait – à l’écoute – rien de poussiéreux du tout, et en le faisant en partenariat avec l’artiste. Une initiative qu’on voit de plus en plus, mais qui mérite d’être soulignée, et un disque qui fera partie de belles (re)découvertes en fin d’année.


Ranil

Ranil Y Su Conjunto Tropical

Depuis qu’il a été relancé en 2011, le label péruvien Infopesa procède à un travail de réédition aussi méticuleux que sélectif, qui lui permet de faire connaître au-delà de ses frontières nationales l’importance de son rôle dans l’essor de la cumbia. C’est sur sa branche dite psychédélique que les premières rééditions d’Infopesa se sont concentrées (avec notamment le repressage de l’indispensable Los Charapas De Oro de Los Mirlos), et c’est sur ce terrain de jeu que le label allemand Analog Africa vient s’amuser le temps d’une compilation de 14 titres rendant hommage au travail de Raúl Llerena Vásquez. À partir d’Iquitos, la plus grande agglomération au monde non accessible par la route, logée en pleine Amazonie péruvienne, celui que l’on connaît sous le pseudonyme de Ranil a œuvré inlassablement à l’essor de la cumbia psychédélique, et cela sans jamais vouloir rallier Limà. C’est dans ce vase clos qu’il a pu perfectionner une esthétique, façonner un son et écrire sa propre histoire à grand renfort de llamador, de güiro et de solos de guitares qui font tourner culs et les têtes. La plongée dans l’univers est d’autant plus passionnante qu’elle est le fruit d’un digging méticuleux par Samy Ben Redjeb, le fondateur d’Analog Africa, dans la collection personnelle de Ranil. Un travail dont on sent qu’il a été guidé par une volonté de présenter un panorama aussi précis que possible de l’étendue du talent de Ranil, et de sa capacité à atteindre l’excellence sur une grande variété de rythmes et d’ambiances. Après la compilation Jambu e Os Míticos Sons da Amazônia l’année dernière, Analog Africa poursuite son exploration de l’Amazonie. Et vu le territoire à couvrir, on espère que ce n’est que le début.


Hiroshi Yoshimura

Green

Bordel, ils sont bons. En tombant sur ce disque, on s’est dit que Light In The Attic avaient enfin de la concurrence avec Empire Of Signs en termes de génie de la réédition – notamment japonaise – avant de se rendre compte que le second n’était qu’un sous-label du premier. Et merde. Cela ne fait que confirmer ce qu’on savait déjà : oui le Japon s’est beaucoup exporté chez nous, mais musicalement, on n’a toujours pas idée de combien de pépites dispose l’archipel asiatique. Green de Hiroshi Yoshimura, ça n’est pas simplement une petite réédition qui rappelle un artiste oublié ou un genre méconnu, c’est un album qui a tout pour devenir un must-have de tout amateur ou amatrice de musique électronique et d’ambient. On avait déjà entendu parler du claviériste dans Kankyo Ongaku, la compilation d’ambient japonaise des années 1980, mais l’entendre sur tout un disque, c’est une expérience bien différente. À l’aide de son DX7 de Yamaha, Yoshimura compose seul à l’été 1985 un album dont chaque titre est un classique en puissance. Dans la lignée de la musique minimaliste américaine, il apporte à une ambient déjà bien présente à cette époque la touche japonaise de naturalisme et d’atmosphérisme qui lui manquait en Occident. Et alors qu’on voit l’arrivée de l’électronique comme une façon d’échapper à la tradition, voilà que Hiroshi Yoshimura n’utilise la si particulière synthèse FM que pour prolonger la musique de la nature. On y entend énormément : des décennies de musiques de jeux vidéo, de techno et de pop, sans pour autant y perdre ce calme et cette précision qui ne se dévoile véritablement que là. C’est tout simplement un très grand disque.


Molchat Doma

Этажи

Depuis une dizaine d’années, les Russes de Motorama servent un post-punk mâtiné de synth-wave, et qui ne ressemblent qu’à eux. Enfin, ça c’était avant d'apparemment faire des émules dans une zone géographique pas trop éloignée de leur base de Rostov-sur-le-Don. Molchat Doma, c’est du côté de Minsk qu’ils ont lancé leur petite affaire qui, paradoxalement, connaît aujourd’hui le genre de succès dont Motorama ne jouira probablement jamais. Alors que les Russes font la fierté du petit label bordelais Talitres depuis Calendar en 2012, leurs voisins ont été débauchés par le très cool et très hype label de Brooklyn Sacred Bones Records, dont la pertinence des choix n’est plus vraiment à démontrer – quand tu es capable d’attirer Thou, John Carpenter, Pharmakon ou Zola Jesus dans tes filets, tout est dit. Alors en attendant que Molchat Doma livre son nouvel album (avant la fin de l’année si tout va bien), Sacred Bones a décidé de rééditer les deux premiers disques du groupe, sortis en 2017 et 2018. Et au petit jeu des rééditions, c’est surtout le Этажи (lisez Etazhi) de 2018 qui mérite toute l’attention des fans de Joy Division et du The Cure période Seventeen Seconds. Clairement, les Ukrainiens ne se sont pas foulés niveau influences et n’ont pas la prétention de se revendiquer d’obscures formations au moment de définir les limites de leur terrain de jeu. Mais cette apparente paresse est bien compensée par l’énergie déployée, notamment par un chanteur plutôt doué pour capter une bonne partie de l’attention pendant que ses petits camarades travaillent sur des motifs monochromes, aussi simples qu’hypnotiques – les deux titres qui inaugurent le disque sont à ce titre de petits modèles du genre. Aimez Molchat Doma, ils le méritant amplement, mais de grâce, n’oubliez pas Motorama.


Various Artists

Pacific Breeze 2: Japanese City Pop, AOR & Boogie 1972 – 1986

Quand on a eu le privilège de grandir avec Nicky Larson, Dragon Ball Z ou Cowboy Bebop, on ne se trompe pas trop en disant que la city pop nippone est sans doute notre première obsession musicale. Il n'y a qu'à se remettre en tête les mélodies de nos génériques préférés pour constater qu'ils respectaient déjà tous les codes de cette "pop de ville" : refrains lumineux, vibe estivale, et synthés clinquants saupoudrés de mélodies douces-amères. S'il serait sans doute fascinant de savoir comment la jeunesse américaine a vécu la déferlante manga (et son contact à la musique japonaise), c'est dans les locaux de Seattle du label Light in the Attic, encore lui, que l'on s'intéresse à compiler, sous la bannière Pacific Breeze, les plus beaux moments de pop musique au pays du Soleil Levant. Fort du succès du premier numéro, cette nouvelle édition se montre au moins aussi généreuse en tubes que son aînée. De notre côté, on prend un plaisir certain à se resservir un peu de rab, tant tout y est élégant, coloré et légèrement kitsch. Et dans le fond, c'est dans ces tics de production et sa quête perpétuelle du tube parfait que la magie de cette musique opère : tant mieux, puisque le tracklisting refuse la demi-mesure, entre des basses qui slappent plus qu'un générique de Seinfeld, des claviers sortis tout droit des enfers, et des mélodies débordants d'une contagieuse niaiserie. De la première à la dernière note, Pacific Breeze 2 assomme par sa fraîcheur et son exotisme, et ne demande qu'à être joué à plein volume, fenêtres ouvertes et coude sur la portière, en sillonnant les longues plages d'Okinawa. Fermez les yeux et autorisez vous à oublier un peu les affres du déconfinement : le temps d'une petite heure, l'été est déjà là. Et il s'annonce bien moins anxieux de ce côté-ci du sillon.


Edikanfo

The Pace Setters

C’est un peu l’argument massue. Celui qui devra faire exister cette réédition dans la grande mare des rééditions, où les déchets d’hier deviennent les trésors de Discogs : un album de high life, cette forme de funk propre à l’Afrique de l’Ouest des années 1960 et 1970, produit par le grand Brian Eno. Nous sommes en 1981, ce qui veut dire que l’Anglais sort d’une période phénoménale, qui l’a vu aider les Talking Heads à accoucher de 4 albums tous plus essentiels les uns que les autres – dont le dernier, Remain in Light en 1979, est peut-être le plus abouti. Dans la foulée, il s’associe à Jon Hassell sur le très conceptuel Fourth World Music Vol.1 : Possible Music en 1980 et retrouve l’année suivante David Byrne le temps d’un My Life In The Bush of Ghosts qui va marquer les esprits. Le point commun entre ces trois disques, c’est qu’ils voient Brian Eno assumer pleinement sa fascination pour l’Afrique et l’afrobeat, et théoriser ce que l’on appellera à l’époque l’avant-funk. C’est donc en amoureux transi de ce continent que Brian Eno fait le voyage jusqu’à Accra pour y collaborer avec Edikanfo, groupe habitué à enflammer les clubs de la capitale, et qui veut capturer sur microsillon l’énergie folle de ses prestations. À l’écoute de The Pace Setters, un double constat se pose : cette mission est totalement réussie, le groupe produisant le genre de high life débridé et survitaminé face auquel toute forme de résistance s’avère futile. Ensuite, il est très difficile de saisir l’influence qu’a pu avoir un Brian Eno, qui semble plutôt avoir été du voyage moins pour façonner la matière première que pour y être au contact et s’en imprégner. Il faut dire qu’au moment de leur rencontre, les huit virtuoses de Edikanfo étaient déjà dans une maîtrise totale de leur sujet, ayant développé puis parfait leur maîtrise du groove au contact d’un public fiévreux, assoiffé de fêtes. C’est d’ailleurs la fin de celle-ci, sifflée juste après le coup d'État orchestré par le lieutenant Jerry John Rawlings, qui va condamner Edikanfo à une gloire posthume, tous ses membres ayant fini par choisir l’exil à mesure que les mesures restrictives, voire liberticides, étaient imposées. Du coup, entre gâchis énorme et joie de pouvoir profiter aujourd’hui d’un disque qui n’aura pas eu le succès qu’il mérite, notre cœur balance à peu près autant que nos arrière-trains.


Emeralds

Allegory of Allergies

C'est en allant une nouvelle fois se perdre sur le Bandcamp du groupe expérimental américain Emeralds pour y écouter Does It Look Like I'm Here ? un soir d'insomnie que l'on s'est aperçu d'une augmentation assez suspecte (et significative) du nombre de disques dans la discographie du groupe, avec sept nouvelles œuvres datées de 2020. Ce n'est qu'au réveil que l'on a dû se rendre à l'évidence, double en l'occurrence : d'abord, nous n'entendrons jamais de nouveau disque du trio depuis son arrêt en 2013; et ensuite, ces archives sont simplement géniales. Puisqu'il faut se résigner à choisir un disque, permettez-nous de mettre une pièce sur Allegory of Allergies, initialement sorti en 2007, criminellement limité à moins de 1.000 exemplaires en vinyle et devenu relativement culte sur What.cd et autres vestiges de l'Internet pré-streaming. Au programme, pas moins d'une heure et demie de morceaux finalement assez loin de leurs derniers travaux sur Editions Mego si inspirés par les aspects psychédéliques / hypnagogiques de Tangerine Dream et consorts. Allegory of Allergies, comme la majorité des disques de leur discographie, est un disque de pur drone ambient, lent et monolithique. S'il fait la part belle aux field recordings (on pense notamment à la superbe deuxième moitié de « Arbol Del Tule »), Allegory of Allergies ne s'embarrasse même pas d'incursions noise pour créer ses contrastes et son intérêt. Au vu de la palette déployée par les trois Américains, Allegory of Allergies n'a de toute façon pas besoin de ces artifices tant ce disque aurait pu être deux fois plus long sans en devenir inintéressant. Une parfaite bande-son pour se perdre dans les forêts printanières, loin, sans personne ni alertes infos.