Love Lockdown #9 : Alain Kan - Heureusement en France on ne se drogue pas

par Nicolas F., le 2 avril 2020

Un confinement, ça laisse du temps. Du temps pour ranger des trucs, comme les dossiers sur son bureau, son placard à épices ou la pile de draps, mais aussi du temps pour un autre type de tri. Pourquoi ne pas se poser sur son canapé, le regard plongé dans le vide, et laisser sa mémoire choisir un disque pour en parler moins à travers le prisme de la raison que celui du cœur ? Nous, c'est ce qu'on a décidé de faire.

Les plus fines gâchettes du journalisme d’investigation auront eu beau retourner le problème dans tous les sens, la disparition d’Alain Kan, le 14 avril 1990, il y a tout juste trente ans, reste un mystère digne des meilleurs recueils de Série Noire.

Des témoins racontent que, ce jour-là, le chanteur est descendu dans la station de métro Rue de la Pompe, dans le 16e arrondissement de Paris. Problème : il n’en ressortira jamais et l’enquête ne donnera rien. Toutes les hypothèses seront étudiées (suicide, meurtre, fuite, accident...), mais aucune n’aboutira. Comme souvent dans ce genre de fait divers, on le "verra" pourtant aux quatre coins du monde, mais le constat est implacable : l’homme s’est évaporé, volontairement ou involontairement. Il sera déclaré officiellement mort au début des années 2000, sans que son corps ne soit jamais retrouvé. Personnage sulfureux et provocateur, Kan a disparu comme il a vécu, en sous-sol. Son homosexualité affichée (à une époque où cela n’avait pas les mêmes implications qu’aujourd’hui), sa toxicomanie, sa production subversive et ses délires psychotiques l’auront de fait marginalisé et cantonné à l’underground jusqu’à la fin. Une place à part qui n’offre aucun équivalent en France.

Dans les années 60, Kan publie une poignée de 45 tours de variété influencés, comme c’est la mode, par le twist. Il est alors un chanteur à mi(di)nettes comme il y en a beaucoup, reproduisant les postures et les succès des crooners américains. Il surfe ensuite sur la vague pop en cultivant déjà un look androgyne et en distillant dans ses textes quelques indices sur son orientation sexuelle et ses explorations des paradis factices.

Fasciné par David Bowie, Kan se réinvente en chanteur glam au tournant des années 70. Ses textes deviennent de plus en plus incisifs, sa consommation de psychotropes explose et sa musique se radicalise avec une certaine dérision que signifie le titre de son indispensable Heureusement en France on ne se drogue pas. De copieur, Kan est devenu faiseur et il le confirme d’ailleurs plus tard avec Fred Chichin en inventant le punk en français via deux 45 tours cultissimes de l’éphémère Gazoline où se côtoient joyeusement noirceur et acrimonie (1977). Cette tendance glauque infiltrera ses dernières productions sous le nom d’Alain Z. Kan : d’étranges chansons extraordinairement bien écrites où se mêlent Troisième Reich, monde moderne en ruine et sale odeur de mort. Alain Kan devient la cible de la censure et ses disques sont mis au pilon. Voilà pour le tableau.

Revenons donc sur son plus beau legs : Heureusement en France on ne se drogue pas. L’album sort en 1976 sur le label Dreyfus, connu à l’époque pour produire Jean-Michel Jarre et le chanteur Christophe qui n’est autre que le beau-frère de Kan (L’homme des Paradis Perdus est le compagnon de Véronique, la sœur d’Alain). Analyser Heureusement... en quelques mots n’est pas chose aisée. Sachez seulement que si vous souffrez d’un état psychologique fragile ou de certaines déviances inavouables, mieux vaut en éviter l’audition car vous vous retrouverez sans doute face à un miroir. Tout est résumé dans « Ma solitude » et « Les blouses blanches », deux morceaux vraiment flippants où Kan se « léoferrise » à un degré extrême sur fond de free-rock dépouillé.

En même temps, Kan aura peut-être le mérite de vous faire croire qu’il y a plus cinglé que vous ici bas, simplement en vous chantant ses délires paranoïaques... Ah non, pardon, il ne chante pas, il susurre, crie, éructe et jouit, parfois tout en même temps. Mais Alain Kan est parfaitement lucide comme en atteste sa grandiose confession « Ange et démon » où il assume sa patente schizophrénie. Reste que face à l’aliénation et au chaos qu’il regarde bien au fond des yeux, Alain Kan semble pisser à la gueule du monde entier avec humour et ironie (« Dracula », « Heureusement... »). Et que dire du sommet de cet album, « Speed my speed » ? Simplement que c’est une merveille d’éloge aux stupéfiants. Sur fond de ballade amoureuse, il énumère ainsi une à une toute sorte de drogues comme une ordonnance avant d’en gouter enfin les plaisirs dans un funk orgiaque digne de Stevie Wonder. Heureusement en France on ne se drogue pas compte même quelque « tubes » (« Monnaie Monnaie », « Orphélie ») qui passeraient presque pour d’inoffensifs flonflons si l’on était incapable de lire entre les lignes (attention jeu de mot).

Tout ne sent donc pas la soude dans ce pamphlet proto-punk de génie, mais retenez tout de même qu’il ne fera jamais l’affaire lors d’un repas de famille endimanché. Ce disque, à l’image d’Obsolète de Dashiell Hedayat, me rend fier d’être Français et envoie chier nombre d’idoles dîtes punk, mais qui n’arriveront jamais à la cheville de notre Rimbaud des caniveaux. 

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