Love Lockdown #11 : Les Doigts de l'Homme - Les Doigts dans la Prise
Un confinement, ça laisse du temps. Du temps pour ranger des trucs, comme les dossiers sur son bureau, son placard à épices ou la pile de draps, mais aussi du temps pour un autre type de tri. Pourquoi ne pas se poser sur son canapé, le regard plongé dans le vide, et laisser sa mémoire choisir un disque pour en parler moins à travers le prisme de la raison que celui du cœur ? Nous, c'est ce qu'on a décidé de faire.
De GMD à Pitchfork, nombreux sont les sites qui se disent « polyvalents ». Et c’est vrai que du rock indé à la techno, et du rap au jazz anglais, on y trouve un peu de tout. Ou plutôt on y trouve de tout en ce qui concerne ce qui est relativement en vogue. En nous lisant régulièrement, vous ne suivez qu’une certaine actualité, et des genres musicaux et des univers entiers à propos desquels on n’a jamais dit un seul mot, il y en a un paquet. On vous parle d’Aphex Twin et de Burial, mais on ne sait rien de l’actualité de la drum’n’bass ; on vous parle de Shabaka Hutchings et de International Anthem, mais ce monde du jazz est en réalité très éloigné de ce qu’écoute les « purs jazzeux ».
Et du metal symphonique à la musique traditionnelle, parmi tous ces genres qui apparaissent comme les grands laissés pour compte d’une actualité qui se veut cool, il y a encore une hiérarchie. Une hiérarchie mise en mouvement lorsque certains mondes musicaux deviennent à la mode lorsqu’ils franchissent, par le temps ou l’espace, une certaine ligne d’étrangeté. C’est cool d’écouter un obscur groupe de punk kazakh, ça l’est moins d’écouter le groupe de punk de sa campagne natale. Être ultra-calé sur la discographie de Sylvie Vartan, c’est une no-go zone affirmée... mais pour combien de temps ?
Moi, par exemple, je traîne dans mes bagages sonores un amour de jeunesse qui me tient depuis l’anniversaire de mes 12 ou 13 ans, alors que ma sœur m’avait acheté un coffret rétrospective de Django Reinhardt. Découvrant le jazz manouche, cette bizarrerie que partout ailleurs on nomme « french jazz », je plonge dans un univers tout acoustique, plein de virtuosité et de mélodies. Un genre entier construit autour d’un artiste révolutionnaire, qui déstructurait tous les courants que le jazz avait mis sur sa route. Ce qui me semble intéressant, c’est que le jazz manouche, comme plusieurs genres que j’ai cités plus haut, a une allure quelque peu anhistorique. Depuis 1953, l’après-Django a tout l’air d’être une très longue soirée d’enterrement, dans laquelle on joue toujours la même musique, et de la même manière. « Le jazz manouche, c’est toujours pareil ! » Ok, mais la techno aussi non ? Et le punk ? Et le dubstep ? De l’extérieur, tout genre musical a l’air profondément plat, parce que c’est en pénétrant l’infime variation des vaguelettes de son histoire qu’on saisit l’importance de chacune d’entre elles.
Alors, que le jazz manouche soit particulièrement révérencieux vis-à-vis de Monsieur Reinhardt, c’est un fait. Dans un cercle de guitaristes qui connaissent leur affaire – et je vous en parle d’expérience – ça ne déconne pas du tout, et personne ne va vous apprendre la grille d’accord, puisque vous êtes déjà censé la connaître. Alors plutôt que de foncer dans l’évidence, j’ai préféré vous parler d’un groupe que j’ai beaucoup écouté et beaucoup vu en live, fondé par Olivier Kikteff dans les années 2000 et qui s’appelle Les Doigts de l’Homme. Un nom en jeu de mots pourri – bon ça on n’osera pas critiquer – , des pochettes un peu dégueulasses et un look mêlant le traditionnel costard aussi blanc que trop grand et la roulée au bec : a priori le projet dont l’histoire ne se souviendra pas.
Sauf que le trio – puis quatuor, puis quintet – joue une musique profondément réflexive, et qui ne se contente pas d’appliquer scolairement les codes d’un genre qui aurait vite tendance à se scléroser, mais se positionne et s’interroge par rapport à lui. Dans une période où j’avais plongé au fond du gouffre avec Biréli Lagrène et Angelo Debarre, d’excellents musiciens par ailleurs, je peux vous dire que le choc que j’ai reçu en écoutant « On n’ira pas à Samois » était une pure jouissance. Samois-sur-Seine, c’est cette charmante petite bourgade dans laquelle Django Reinhardt est venu sans le savoir finir ses jours, et qui abrite aujourd’hui encore le festival qui porte son nom.
Pas besoin de plus de texte pour comprendre que le titre est un gros doigt (vous l’avez ?) d’honneur fait à ce conservatisme musical qui empêche peut-être le jazz manouche de fleurir là où il pourrait. Car sur Les Doigts dans la prise, l’attitude désobligeante à l’égard des tenants de la tradition n’est pas une attitude irrévérencieuse envers l’histoire du genre. Au contraire, tout y est : si Kikteff écrit et chante parfois, c’est pour célébrer l’esprit très « variété française » qui émanait du jazz manouche après la guerre, entre les Henri Salvador et les Serge Gainsbourg. Si le disque a toute une panoplie proche du Moyen-Orient, de la Grèce et de la Turquie, c’est pour rappeler sa capacité à interroger le concept même d’unité culturelle, comme l’avait fait Django Reinhardt en réinterprétant la Marseillaise avec Stéphane Grappelli. Enfin, si le groupe joue « Hungaria », c’est parce que faire du jazz manouche, c’est quand même toujours, mais uniquement entre autres, rendre hommage à Django. Les quatre virtuoses le feront mieux encore quelques mois plus tard sur 1910, un disque qui se plongeait profondément dans sa musique.
Alors peut-être que les groupes comme Les Doigts de l’Homme sont rares, mais je reste persuadé qu’il n’y a rien d’objectif dans notre oubli de certains genres, et je suis content d’avoir quelques disques comme celui-là pour me le rappeler de temps à autre.
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Love lockdown #6 : Luc Ferrari - Didascalies 2
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