Concert

Les Ardentes 2012

Liège, le 5 juillet 2012
par Denis, le 11 juillet 2012

À l’issue de cette septième édition, les organisateurs des Ardentes se félicitaient légitimement de la « confirmation du statut incontournable » de leur festival dans le paysage musical belge. Et c’est vrai que si l’on jette un coup d’œil rétrospectif sur cette organisation, le défi pouvait franchement paraître tenir de la gageure, tant le bassin liégeois semble a priori peu favorable au développement d’événements musicaux importants — qu’on pense à feu le Pili-Pili, qui a rapidement fait naufrage sur les rives de Visé, ou à l’excellent festival Saint-Hadelin, dont la presse locale s’est fait un plaisir de ternir gratuitement la réputation l’an dernier. Ceci dit, au-delà du nombre de spectateurs présents, de bières enfilées et de t-shirts à l’effigie du festival vendus, il semble surtout que, du point de vue même de la programmation et de l’ambiance déployée au cœur du site, la confirmation principale liée aux Ardentes, cette année, soit celle de l’adhésion définitive du festival à une logique posturale et commerciale qui le rapproche davantage du Village gaulois ou des Francofolies que du Pukkelpop, qui était pourtant censé lui tenir lieu de modèle lors de sa mise en route.

Entendons-nous bien : il ne s’agit pas ici de jouer les puristes et d’appeler de nos vœux un line-up absolument pointu réunissant des groupes connus des membres seuls d’une communauté de demi-hipsters réfractaires à la culture mainstream. Simplement, à l’heure actuelle, la musique n’est tout simplement plus l’ingrédient principal des Ardentes, mais un ingrédient parmi d’autres, qui se doit d’être équilibré sinon neutralisé pour, au mieux, permettre aux festivaliers de se dandiner sympathiquement et, au pire, ne pas gêner leurs discussions. Les Ardentes, au fond, c’est aujourd’hui une sorte de grand Apéro Urbain, où les artistes sont introduits par des histrions dans le genre de Stéphane Pauwels et où les mixes mongoliens émanant du Joe Piler Bar ont quelquefois droit à plus de volume que le groupe censé ouvrir la grande scène à 13h30.

Et si, en plus de ça, les backstages sont en bonne partie remplis de has-been et d’aspirants rockeurs qui ne passeront pas l’été, tout n’est pourtant pas à jeter aux Ardentes. C’est justement parce que les organisateurs ne sont pas les premiers incompétents venus que la logique qu’ils privilégient déçoit sensiblement: si, depuis le début de l’aventure, on n’avait eu droit qu’aux Indochine, Dionysos, Saez, Mika et Limp Bizkit qui s’arrogent les grandes polices sur l’affiche, on se serait simplement contenté de rigoler un peu chaque année en découvrant le programme, même pas méchamment, et en l’oubliant dans la minute qui suit. Mais depuis que le festival existe, on a aussi pu assister à des prestations lumineuses de Dominique A, Cocorosie, Trentemøller ou Why?, partir en vrille en écoutant Crystal Castles, Gablé ou DJ Mehdi et goûter le flow de Sage Francis, Dizzee Rascal ou 1995. Donc, forcément, on ne peut pas tout flinguer non plus.

On passe en hâte sur les gros ratages de l’année, qui, de natures diverses, ont pu successivement provoquer le rire ou l’animosité (parfois les deux, ce qui n’est jamais bon signe) de certains festivaliers. On s’épargnera la facilité de taper sur Marilyn Manson, dont les poumons fragiles doivent désormais être supportés par des demi-playbacks durant la totalité du set, mais qui a eu le mérite de nous épargner ses dernières compos et de livrer à la place une version live de ses Greatest Hits très en phase avec l’esprit routinier du festival. Et puis, même quand il est occupé à réduire une bible en miettes du haut d’un podium qui n’a pas changé depuis la tournée Antichrist Superstar (seize ans déjà…), ce garçon a fondamentalement l’air sympathique et on se dit qu’on partagerait volontiers une bière avec lui à l’ombre des cyprès qui bordent le parc Astrid. Dans le genre effrayant, en revanche, on ne peut manquer d’épingler Soko, que chacun attendait en petite folkeuse mignonne, faussement naïve et introvertie, mais qui s’est révélée une insupportable look-a-like de Linda Blair multipliant les approximations et s’adressant au public en anglais entre deux morceaux massacrés. L’acoustique déplorable de la scène HF6, qui a, au long des quatre jours, causé de nombreux tracas aux différents ingénieurs du son qui se sont succédés derrière la console, ne suffisait pas à expliquer les innombrables larsens et autres maladresses qui ont suscité un embarras généralisé à l’égard de la jeune française qui, pour le coup, n’en avait visiblement pas grand-chose à foutre d’être là. Parmi les erreurs de casting encore, citons Morrissey, qui a préféré prendre deux coups de vieux plutôt qu’un, et, bien malgré lui, le dandystique Rufus Wainwright, maladroitement programmé en début de soirée sur l’Open air dimanche — c’est-à-dire face à un public composé d’une moitié de festivaliers épuisés par trois jours d’aller-retour entre deux scènes séparées par les trois kilomètres de l’insupportable « route des saveurs » et d’une autre moitié de types postés là dans l’attente de M83 ou Cypress Hill. Autant placer James Blake en première partie de Metallica.

Dans la lignée des programmations incongrues, on signalera aussi l’idée géniale d’avoir confié la tâche d’ouvrir le festival à Here we go magic. Il y a deux ans, le groupe de Luke Temple s’était imposé comme l’un des éclairs dans la grisaille d’une programmation déjà franchement douteuse (le sujet de discussion majeur sur la plaine du festival, à l’époque, était le show complètement raté d’une Missy EllioTt flanquée d’une cohorte impressionnante de danseurs aussi bouffons qu’asynchrones) : réinviter les Américains faisait sens, leur imposer un HF6 complètement désert à 14h en leur assignant le rôle de concert-soundcheck tenait presque de l’injure. Insultant aussi, le fait de présenter Sharon Van Etten comme « Frànçois & the Atlas Moutains », au moment où la New-Yorkaise montait sur scène, dimanche après-midi. Quelques modifications de dernière minute dans le programme peuvent évidemment expliquer cette confusion, mais elle n’en est pas moins révélatrice de l’attention portée à certains des artistes programmés. La jolie protégée d’Aaron Dessner ne s’en est pas formalisé et a livré un concert brillant de maîtrise et d’élégance devant un public aussi clairsemé qu’attentif — ce qui, en bord de Meuse, est suffisamment rare pour être souligné.  

Parmi les bons voire très bons moments de cette édition, on retiendra également la prestation très costaude de Death in Vegas, décuplant la puissance de certains titres bien connus (encore que la totalité du public liégeois n’a pas forcément reconnu le tube "Your Hands Around My throat") jusqu’à ériger une jouissive chape de plomb musical écrasant l’air du HF6 ; la minutie de Shearwater qui, malgré des conditions de jeu peu enviables et quelques problèmes de son, a remarquablement égrené les titres du très bon Animal Joy, alternant les envolées harmoniques et les riffs tranchants ; l’explosivité atmosphérique de M83, l’une des meilleures exportations françaises du XXIe siècle, qui a génialement distillé ses perles hypnotiques et se serait plus idéalement trouvé en position de bouquet final ; l’ambiance quasi-eucharistique du "Home" d’Edward Sharpe et ses potes hippies, apogée festive d’un concert pour le reste un peu plat ; la douceur grisante de la pop d’ascenseur de Juveniles, dont le "We Are Young" supportait le teaser du festival ; ou encore la prestation efficace de Kavinsky, qui aura joyeusement massacré son propre "Nightcall" à force d’appuyer sur CUE, mais se sera fendu d’un bel hommage à DJ Mehdi en ouvrant son mix par le toujours précieux "Gare du nord" et aura retourné la salle avec le désormais classique "Testarossa Autodrive".

Enfin, du point de vue des groupes et artistes belges, généralement programmés en première partie d’après-midi, on se réjouira principalement de quelques prestations brillantes, qui sont parvenues à effacer les faiblesses de trop nombreux groupes locaux venus déverser une insupportable et sirupeuse pop-FM. Le premier jour, les Anversois de School is Cool ont présenté de façon particulièrement convaincante des titres qui sont depuis longtemps des hymnes au nord du pays : rythmés par les martellements convulsifs d’un génial batteur obèse semblant issu d’un film de Ken Loach, "New kids in town" et "The End is gonna end tonight" perdent de cette manière leur statut de morceaux pop gentillets pour se révéler de véritables machines à danser, nettement plus putassières qu’elles n’y paraissent. Invités à ouvrir la journée du vendredi, les membres de BRNS se sont pour leur part retrouvés face à un parterre investi par les fans de Marilyn Manson, généralement aussi gras et maquillés que leur idole programmée quelques douze heures plus tard. Malgré la vue qui s’offrait à eux, les auteurs de l’un des singles les plus accrocheurs de l’année ont proposé un fort bon concert, sans toutefois que leurs morceaux n’atteignent systématiquement la même puissance qu’ils possèdent en version studio. Pas très grave pour autant : le jour où les membres de BRNS parviendront véritablement à tirer sur scène le meilleur de leurs enregistrements, on râlera de devoir dépenser 50€ pour aller les voir en concert. Phénomène inverse pour Dan San qui, en live, donne toute leur valeur aux titres d’un Domino qui avait éventuellement pu paraître un peu lisse lors de sa sortie : les six Liégeois, qui jouaient pratiquement dans leur jardin, ont livré une belle prestation en crescendo, démontrant autant les qualités harmoniques de leurs compositions qu’une manière d’intensité toute cristallisée dans l’explosion finale d’"Irony", présent sur l’EP Pillow.

Enfin, si l’on a certainement omis de vous parler de quelques bons concerts (The Experimental Tropic Blues Band ou Theophilus London pour ne citer que ceux-là) et qu'on ne s’est pas attardé ici sur les défauts d’une programmation électronique et hip hop aussi peu innovante que négligeable (une déception supplémentaire en regard des autres années), on en profitera pour souligner les sets franchement convaincants de The Offenders, deux Liégeois capables de donner à la dubstep toute la sordidité et la violence dont elle devrait idéalement toujours faire preuve, et de la battle opposant DC Salas à Issa Maïga, reconfiguration artificielle de l’animosité opposant Bruxelles à Liège qui s’est déployée sur un rythme plus minimal mais tout aussi énergique.

Illustration du compte-rendu: Christophe Toffolo