Aporia

Sufjan Stevens

Asthmatic Kitty Records – 2020
par Quentin, le 3 avril 2020
5

Attendre l'inattendu. Voilà ce à quoi toutes les personnes qui ont un œil sur la carrière de Sufjan Stevens se sont habituées. En 2015, après presque une demi-décennie passée dans la nature, le natif de Détroit livrait le très fragile Carrie & Lowell. La dimension humaine, l'authenticité qui s'en dégageait, ont rapidement fait de Carrie & Lowell un album à ranger du coté des classiques. Dire que la trame de fond n'avait rien de très joyeux est un euphémisme puisqu'elle nous plaçait dans le siège du spectateur impuissant de la douloureuse enfance de Sufjan Stevens. Une manière pour nous d'assister à une partie de son histoire et puis surtout de rencontrer son beau-père Lowell Brams, personnage central du récit.

Avant cela, Sufjan Stevens s'est essayé à pas mal de choses : un cycle de chansons basées sur l'alphabet chinois (Enjoy Your Rabbit en 2001), deux albums dédiés à des états américains (Michigan en 2004 et Illinois en 2005), ou de la méditation sur un système de transport urbain (The BQE en 2009). Au regard de la panoplie de styles abordés, rien de très étonnant à ce que ce dernier album présente un nouveau virage pour l'artiste. Car autant le dire tout de suite, celles et ceux qui s'attendaient à une continuité des dernières idées explorées par le Suf' sur Carrie & Lowell ou à travers ses contributions pour la B.O. de Call Me By Your Name vont vite déchanter. Il ne sera pas question d'âmes déchirées ou de voix désolées - en fait, il n'y a d'ailleurs quasiment pas de voix du tout sur un album dont les influences revendiquées se nomment Enya et Boards of Canada.

Résultat d'innombrables heures de jam sessions avec Lowell Brams, Aporia compte au final 21 pistes pour seulement 42 minutes. Le fan de la discographie de Sufjan Stevens est alors rapidement surpris de l'univers exploré et du fait qu'on se rapproche du domaine de l'improvisation chez un artiste dont on respecte tellement la narration. Alors oui, vous aurez raison de nous dire que ce genre de divagations électroniques n'est pas une grande nouveauté dans la discographie de Sufjan Stevens (The Age Of Adz ou Planetarium en attestent) mais jamais encore nous n'y avions été confrontés sous cette forme aussi libre. Et c'est peut-être ça le plus perturbant : à voir Sufjan Stevens essayer de nous faire croire qu'il existe un fil rouge dans cette longue jam session méditative, et donc intrinsèquement anti-narrative, on finit par s'y perdre. Aporia vient d'ailleurs du grec ancien et signifie la contradiction insoluble qui apparaît dans un raisonnement. Autrement dit, une impasse. 42 minutes, c'est pourtant court et malgré cela, on trouve à ce disque un coté affreusement répétitif. On finit même par se demander s'il n'aurait pas gagné à être constitué d'une seule longue piste accentuant l'aspect méditatif plutôt qu'un ensemble de tensions tiédasses et pas franchement convaincantes.

Évidemment, lorsqu'on aime le Suf' comme c'est le cas chez nous, il faut se poser la question de savoir si le problème n'est pas l'émetteur mais le récepteur. En d'autres termes, avons-nous bien compris Aporia ? Et si à force d'attendre de Sufjan Stevens qu'il tire toujours sur les mêmes ficelles on était passés à coté de ce qui fait tout le sel ce dernier album ? Attendre l'inattendu, on y revient. Prendre conscience de cet élément nous permet surtout de réaliser que si l'on adhère depuis toujours à l'indie-folk de ce mec, on le suit peut-être moins dans ses expérimentations électroniques. Mais qu'importe au final : le personnage reste le même, notre rôle de spectateur reste le même, tout comme le lien qui unit Sufjan Stevens et Lowell Brams. La façon de nous le raconter a simplement changé.

Le goût des autres :