Carrie & Lowell

Sufjan Stevens

Asthmatic Kitty Records – 2015
par David C., le 30 mars 2015
9

Comment écrire une critique honnête sur le nouvel album d’un artiste qu'on vénère, et à plus forte raison quand son précédent album, blindé d’expérimentations, a été vécu comme une claque - on parle bien sûr de The Age Of Adz.  Comment être honnête quand le précédent concert de lui qu'on a vu a représenté la quintessence de l’expérience live tant sur le plan musical que scénique? Comment écrire une critique sereine sur un album en forme de retour vers les racines folk du bonhomme (celles de Seven Swans), marqué par sa relative simplicité mélodique, rythmique, harmonique et le quasi refus de l’électronique.

Il faut d’abord réaliser que Carrie & Lowell tient plutôt de la catharsis, bien loin des préoccupations expérimentales de 2011. D'où l'expression charnelle, directe, franche et simple, à l’instar d’une Björk qui vient de sortir un album extrêmement intime après un Biophilia ultra-conceptuel. Carrie & Lowell est donc l’expression de toutes les douleurs et frustrations liées à la mère Carrie, schizophrène, alcoolique, dépressive, droguée, qui a abandonné sa famille quand Sufjan Stevens n’avait qu’un an, qu’il n’a ensuite revue que quelques semaines entre 5 et 8 ans avant qu’elle ne décède d’un cancer de l’estomac quelques années plus tard. Peu de textes de cet album qui n’évoquent le vide, la mort, le linceul, la perte, le souvenir incomplet – cette coda dévastatrice de "Fourth of July", ce  « We’re all gonna die... » répété à l’envi. Il y a aussi l’évocation incessante de l’Oregon, lieu des vacances enfantines où travaillait le beau-père, Lowell, aujourd’hui patron d’Asthmatic Kitty Records, le label de Suf. Avec ces souvenirs d’enfance, il y aurait presque du Perec dans cette évocation acharnée de l’incommensurable perte du giron maternel. Sans la compréhension de l’arrière-plan poétique et humain, impossible pour le fan de l’Adz de comprendre ce « retour en arrière » dans le parcours musical de Stevens.

Une fois ce paramètre intégré, compris, digéré, la relative candeur musicale de l’album prend un tout autre sens : l’expression la plus nue de l’amour filial pour l’absente. Ici, le grain du timbre vocal qui s’était pourtant affirmé dans le précédent album retrouve une fragilité presque juvénile dans la voix de tête qui était l’apanage des premiers albums, le trémolo de l’émotion en plus. Là, les arrangements se retrouvent simplifiés à l’extrême : alors que l’intégralité des albums depuis Michigan faisait montre d’une science de l’orchestration hors norme et prolifique, Carrie & Lowell retrouve l’expression la plus simple de l’arpège de guitare, gimmick du folkeux de base - on rappellera l’allusion directe à Simon & Garfunkel dans All Delighted People, EP de 2010. Poussant la crudité du propos jusqu’au bout, Stevens s’offre même le luxe de laisser transparaître la simplicité de la production, le souffle de la clim' de sa chambre où il enregistrait se faisant entendre sur plusieurs titres.

Malgré tout, Stevens ne peut totalement faire table rase de son passé musical, et si l’acoustique a la part belle de l’album, l’électronique n’en est pas totalement exclu, notamment dans ce petit bijou qu’est "Fourth of July", qui ne peut réellement s’écouter sans subwoofer tant les infrabasses sont importantes dans la dramaturgie de la chanson. Mais c'en est fini de l’esbroufe qui frôlait parfois le snobisme dans The Age Of Adz : on oublie la mesure à 7 temps ou les bleeps qui fourmillent à travers la pauvre stéréo. Ici tout se fait en délicatesse, dans la sobriété. Même la sempiternelle référence religieuse – chaque album en a au moins une – de "John My Beloved" confine au sublime. On regrettera toutefois l’overdubbing utilisé sur la voix, censé lui donner plus d’épaisseur, mais qui devient un peu exaspérant au bout de la troisième chanson, contrecarrant à la limite l’exigence de simplicité donnée à l’album. Mais on ne lui en voudra pas, à Sufjan Stevens : Carrie & Lowell est un grand album dès lors qu’on prend le temps d’écouter ce qu’il a à nous dire.

Le goût des autres :
9 Maxime 7 Yann 7 Denis