And Then You Pray For Me

Westside Gunn

Griselda – 2023
par Jeff, le 27 octobre 2023
7

À l’échelle de la carrière de Westside Gunn, And Then You Pray For Me est un album important. Car à en croire le MC de Buffalo, ce disque est son dernier au format album tel qu’on le conçoit habituellement. Soyons clairs, même si une promesse de rappeur a à peine plus de valeur qu’un CD sur le marché de l’occasion, on a envie de l’aborder avec la solennité et la déférence qu’il appelle de ses vœux, à sa manière bien sûr. Parce que s’il tient parole, And Then You Pray For Me aura valeur de testament pour l’un des rappeurs les plus malins (et clivants) de la second vague du boom bap, dont il a colonisé la tête du peloton avec ses copains de Griselda, quelques affidés leur tournant autour et un cercle de producteurs très restreint.

En réalité, on peut comprendre pourquoi Westside Gunn veut offrir un enterrement cinq étoiles à un personnage qui lui a tout apporté, qui nous a tant donné, mais dont il a fini par devenir prisonnier, avec son drip au goût souvent discutable, ses adlibs memesques et sa gouaille plongée dans un chaudron d’egotrip. En ce sens, si Westside Gunn doit se détourner du format album, c’est pour coloniser des territoires où il pourra se permettre d’être quelqu’un d’autre – ce que l’on espère sans trop y croire.

En réalité, depuis quelques projets déjà, c’est cette impression qui transparaît : si la série Hitler Wears Hermès est l’occasion pour lui d’être encore plus Flygod que le Flygod, ces dernières sorties ont souvent donné lieu à une dilution de sa personnalité dans une dynamique de groupe, ce qui a pu donner des choses très intéressantes, comme sur Peace ‘Fly’ God, la mixtape qui devait précéder l’album Michelle Records qui n’a jamais vu le jour – parce que les rappeurs mesdames et messieurs. Là déjà, c’est un certain Stove God Cooks qui prenait pas mal de place ; et ici, c’est encore lui qui vampirise le disque avec un charisme et une grandiloquence thug qui n’est pas sans rappeler... le Westside Gunn des débuts, mais à qui on aurait ajouté des talents de faiseur de hook digne d’un Ty Dolla $ign, dont on entend les suppliques ailleurs sur le disque. Si ce n’est pas un passage de témoin, ça y ressemble beaucoup.

Accessoirement, c’est une forme de consécration pour un artiste qu’on a à la bonne depuis le fameux Reasonable Drought, mais qui semble avoir davantage envie de bâtir sa fortune dans le Pyrex plutôt que dans le studio – pourtant, quand ces deux activités se rencontrent, cela donne « Kitchen Lights », sommet absolu du disque et passe d’armes mémorable entre un rappeur qui a lâché le deal pour le rap et un dealer qui se pense aussi fort dans le rap que dans la production de stupéfiants (« They can't stop me, can't take this from me / The ones prayin' that I fall the ones that say they love me »)

L’autre grand gagnant de ce disque, c’est l’increvable DJ Drama, qui réalise avec Westside Gunn une OPA qui ressemble assez fort à celle qu’il avait lancée sur le Call Me If You Get Lost de Tyler, The Creator. Parrain bienveillant de la trap, dont il a biberonné les plus grandes figures sur ses mythiques mixtapes, il vient jouer les faiseurs d’ambiance sur deux titres incroyables (« 1989 » et « Suicide in Selfridges ») qu’il ne produit pas, mais qu’il propulse dans le haut du panier de l’album par sa simple présence, lui qui a juste besoin de balancer un « Gangsta Grizzils » à la cantonade pour que l’auditeur ait des images mentales de trap houses et de strip clubs d’Atlanta qui lui collent à la rétine.

Mais parce qu’on ne changera pas Westside Gunn après toutes ces années, le disque se devait d’être trop long et trop brouillon – clairement, W.S.G. a préféré investir ses dollars dans des carrés Hermès et des jéroboams de Cristal plutôt que de recruter un producteur exécutif capable de mettre de l’ordre dans ce joyeux bordel de 21 titres pour 75 minutes au total. En réalité, si la première moitié du disque est inattaquable, on ne peut pas en dire autant des dix derniers titres, qui s’enchaînent dans un esprit qui tient plus de la mixtape que de l’album – même si le résultat est convaincant, on se demande clairement ce que vient foutre Denzel Curry sur un « Ultra Grizelda » complètement hors de propos.

Depuis ses débuts, Westside Gunn s’est donné pour mission de faire de sa musique une œuvre d’art – en ce sens, les prix délirants qu’atteignent les pressages physiques de ses disques par le label londonien Daupe! doivent le conforter dans cette idée, et il doit probablement rêver la nuit de voir ses meilleurs disques exposés au Louvre, entre un Delacroix et un Le Caravage. Aussi, est-ce vraiment un hasard si une œuvre de ce dernier, La mise au tombeau, est détournée par feu Virgil Abloh sur la couverture du disque, dans un mouvement qui n’est pas sans référencer ce mélange de mythe européen et d’ambition américaine qu’il a incarné mieux que personne en imposant sa griffe à l’institution Louis Vuitton? Mais est-ce que Westside Gunn est bel et bien bigger que la musique, que sa musique? Dans sa première partie, parfaitement entouré et produit, c’est le Westside Gunn qui ne touche plus le sol que l’on côtoie - il est flamboyant, sûr de son fait et de sa légende. Heureusement, une narration cabossée et des titres dispensables ramènent le rappeur à hauteur d’homme. Et franchement, ça fait du bien.

Le goût des autres :