Dossier

Off The Radar # 2

par Jeff, le 20 février 2011

Hasard ou non, ce deuxième volume de la série Off The Radar – qui a la lourde tâche de vous présenter une synthèse non-exhaustive des musiques risquées et « expérimentales » - sera axé autour de ce qu'il est malheureusement coutume d'appeler les « vrais instruments de musique ». Qu'il s'agisse de guitare (électrique ou acoustique), de violoncelle, de piano ou simplement de synthétiseur analogique, ce dossier fera la part belle aux ambiances organiques et acoustiques. On y croisera des prêtres de la noirceur, un bluesman foldingue, des punks tenaces, de la noise de chambre, des électro-acousticiens de talent, voire tout cela à la fois. Un programme chargé mais rempli à ras bord de bonnes (et moins bonnes) surprises.

Simon

Deaf Center – Owl Splinters

Comme à l'accoutumée, nous commencerons par très grand disque. Certains d'entre vous n'ont sûrement pas manqué d'anticiper le talent de Deaf Center, formation composée du grand Svarte Greiner – dont nous vous parlions dans le premier dossier – et Otto Totland (à la tête de Nest), deux sommités du monde dark-ambient. Les plus douillets peuvent déjà se rassurer, Owl Splinters est l'occasion pour nos deux compères de poser la face la plus apaisée de leurs inspirations. Bien inspiré par un modern classical tragique (violoncelle et piano en tête de colonne) et orgueilleux, Deaf Center aspire à la grâce la plus totale : dépouillé mais extrêmement riche, autoritaire et fragile à la fois, le duo crée une ambivalence permanente entre puissance et retrait musical. On vous conseille de jouer Owl Splinters à haut volume, vous profiterez ainsi du contraste saisissant entre les drones orientés, légèrement électriques, et la tristesse infinie d'un piano solitaire. Une histoire de contraste, qui compte parmi les plus entendues depuis des lustres. La différence entre un grand disque d'ambient et un travail fonctionnel est parfois ténue. Ici il n'y a pas de doutes, on tient bien un chef d'œuvre.

Ural Umbo –Fog Tapes

On profite de Deaf Center pour faire la transition vers un autre duo bien connu de nos pages : Ural Umbo et sa vision acérée du doom-ambient. Ici on rigole un peu moins, mais on ne perd rien en intensité : bercé depuis deux disques dans une tradition drone/doom-metal, le duo formé par Steven Hess et Reto Mäder travaille les guitares à l'extrême pour livrer des murs du son inquiétants mais surtout extrêmement nuancés. Pas d'aspect monolithique ici, Fog Tapes joue sur les hauteurs, les percussions, le lyrisme morbide et les différentes couleurs musicales afin d'imprégner la noirceur dans l'esprit de l'auditeur. Seule constante, la crainte et la solitude, bien dirigées par des envolées électriques de très haut vol. On se prend à regarder derrière soi les ombres qui rôdent, indéterminées mais assurément présentes, sait-on jamais qu'on ne revienne jamais vraiment de ce trip à l'obscurité abyssale. On pensait que leur album éponyme était déjà un sommet, on n'avait encore rien vu. Un LP essentiel.

Bill Orcutt – Way Down South

Difficile de faire la transition avec un homme tel que Bill Orcutt, tant sa musique est folle et iconoclaste. Connu pour avoir accédé en 2009 avec A New Way To Pay Old Debts à la troisième marche du top de fin d'année de l'élitiste Wire, Bill Orcutt se voit donc remis à jour deux ans plus tard par le très fin Editions Mego. Bill Orcutt est un guitariste blues, c'est un terroriste de la technique aussi : armé de sa guitare acoustique Kay – dont il a préalablement retiré deux cordes – Bill obtient un son cru, métallique et tranchant, avec lequel il transcende des solos de blues en version hardcore. Des avalanches de notes, indigestes au premier abord, mais qui résonnent en définitive comme l'essence même de cette musique : urbaine, violente et libératrice des sens. La version première s'est vue ajoutée le premier EP ainsi qu'une volée de titres inédits. En tout plus de cinquante minutes de frénésie qui ont le don de fatiguer par le côté carrément percussif de la matière, et d'émerveiller par la même occasion. Voici l'ovni blues le plus WTF! qu'il nous ait été donné d'entendre depuis des lustres. Tout en maîtrise bien sûr.

White House - Electronics

Après un homme comme celui qui vient de vous être présenté, nous savons que la tolérance maximum qui est la vôtre accueillera avec un certain plaisir un autre monstre de la déflagration : le grand et intraitable Whitehouse. Incarné par la figure emblématique de William Bennett – seul membre a avoir traversé les trente années d'activisme du groupe – Whitehouse est l'un des monstres sacrés de la musique industrielle anglaise, et plus précisément noise. Invité par le prestigieux orchestre allemand zeitkratzer pour la série Electronics (dont nous avions déjà couvert les trois premiers volumes ici, ici, et encore ici), William Bennett nous prouve avec cette collaboration qu'il reste l'un des plus grands artisans de la noise au millimètre (on lui attribue même un rôle décisif dans la construction du genre). Étant l'un des rares à « écrire » ses sessions de bruit, la noise de Whitehouse est à mille lieux des œuvres aléatoires des terroristes japonais. Tout ici est mesuré, calibré et articulé avec une rigueur qui fait peur. Mais ce qui transforme ce nouvel essai en must-have c'est bien la sobriété avec laquelle ce déroule cette demi-heure de musique : jamais sur-composée, toujours juste dans le ton, cette œuvre de Whitehouse vous manipule comme un pantin, en prenant soin de ne jamais trop vous éclater la tête contre le mur. En intellectualisant sa noise, William Bennett a réussi à atteindre une forme élevée de synthèse musicale. "Extreme Acoustic Music [no electronics used, only amplified instruments]" peut-on lire à l'arrière du disque. Vous voilà prévenus.

Markus Reuter – Todmorden 513

Dans le rayon des musiques dites risquées, il est assez paradoxal de voir comment les œuvres conçues selon des procédés extrêmement complexes (et bien souvent conceptuels) aboutissent à des émotions d'une simplicité défiant toute logique. Le dernier disque de Markus Reuter en est la preuve vivante. En effet, Todmorden 513 est « un travail complexe de composition algorithmique, fruit d'un mouvement continu et séquentiel de cinq cents treize harmonies et triades générées par une technique de composition combinatoire créée par les soins de l'auteur ». Vu sous cet angle, le disque fait peur et apparaît comme un monstre de laboratoire hermétique au possible. Et pourtant, ce douzième disque du maître allemand est à tomber raide tant la grâce accompagne son travail. Accompagné de neuf musiciens, Markus Reuter propose un concerto de drone/ambient a priori austère, mais qui va vite révéler une charge émotionnelle édifiante grâce à un travail extrême des textures, une sorte de va-et-vient permanent, un exercice subtil de cache-cache sonore entre d'innombrables différences de niveau. Outre la densité chaleureuse des drones ici proposés, la finesse viendra des divers instruments conçus en tant que tintements, clins d'œils furtifs à la masse océanique dans laquelle ceux-ci se déploient. Sur une heure, ce Todmorden 513 montre cinq cent treize visages différents, tous lyriques et réunis par une seule et même identité sonore, à mi-chemin entre l'isolation psychiatrique et le spleen permanent. Un très grand disque assurément.

Stuart Sweeney – 16:9

Quoi de mieux que de terminer notre sélection par un pur moment d'abandon, un de ceux qui ne devraient normalement s'accompagner d'aucune explication tant celui-ci est évocateur et cinématographique. Ici pas de phase d'approche, on plonge directement dans une ambient riche, charnelle, mélodique et parfois même légèrement vocale. On pense d'instinct aux merveilleux travaux de GAS sur sa série Nah Und Fern (le kick techno en moins), ou encore au monument proposé par Leyland Kirby il y a deux ans (Sadly The Future Is No Longer That Is Was), bref on pense à la beauté pure, à celle qui ne pose aucune question. A la fois modern-classical, ambient et sound-art, ce 16:9 montre à quel point Stuart Sweeney maîtrise les standards du genre, quitte à s'effacer devant eux pour fournir des articulations certes classiques, mais une fois de plus essentielles. Le genre d'œuvre qu'on croirait avoir entendu mille fois auparavant, mais qui séduit encore, comme un premier coup de foudre. Simple et magnifique comme peut l'être l'ambient à ce niveau de maîtrise.