Interview

Fifou

par Louis M, le 17 avril 2024

Le Rap Book club, organisé par CLNK, est le lieu de retrouvailles des passionnées de rap et de littérature en tout genre. La dernière itération en date du Rap Book Club a été l'occasion pour le public bruxellois d'aller à la rencontre du photographe Fifou venu présenter son livre Archives qui retrace une grande partie de son travail des vingt dernières années. Photographe attitré du rap francophone, il a pensé des pochettes mémorables pour PNL, Jul, SCH, Ninho, Mac Tyer et bien d'autres. L’équipe de GMD est allée à sa rencontre pour parler de l’état du rap, de son travail de photographe et de Florent Pagny.

GMD : Après la parution de ton premier livre Archives, comment as-tu reçu l’accueil du public ?

Fifou : On va surement en reproduire, parce qu’il a très bien marché ! Pour la culture, pour le rap, je suis content qu’un livre comme ça existe. (rires) Je suis content d’avoir réussi à mettre une partie du rap des années 2000 en lumière avec des artistes comme Despo, Nessbeal, Alpha 5.20, et qu’ils existent visuellement dans un livre. Je l’ai vraiment pensé comme une encyclopédie visuelle. Je pense même à une réédition ! J’ai fondé la maison d’éditions En Pire, et je veux réaliser encore d’autres livres. Je suis en train de sortir Lost Films, un concentré d’argentiques des dernières années, ça me permet de faire évoluer mon art et mon travail.

GMD : Le rap souffre souvent d'un manque d'archivage. Ton livre retrace vingt ans de rap, est-ce que la notion d’archivage est importante pour toi ?

Fifou : J'ai commencé dans la presse, donc je suis un gros collectionneur de magazines français et américains comme The Source ou Radical. Cette notion d’archivage est très liée au passé, et de mon côté je me projette toujours sur des nouvelles thématiques. C'est vrai qu'il y a toujours cette crainte que le numérique disparaisse. Avec le retour et l’explosion du physique, je trouvais ça cool que toutes mes idées soient gravées dans un livre. Si je dois faire un parallèle, c'est un peu comme Orelsan et son documentaire : c’est intéressant de sortir de la poussière des choses qui traînent dans un tiroir ! Maintenant, être dans un travail d'histoire, je pense qu'il y en a qui le font plutôt bien.

GMD : Ça fait presque 20 ans que tu es dans ce milieu, tu as maqué le rap francophone. Est-ce que t'arrives à prendre du recul sur l'ensemble de ton œuvre ?

Fifou : Je l’ai un peu ressenti quand j'ai fait le livre. En dehors de l'aspect photographique, mes 10 premières années elles sont un peu chaotiques. (rires) Je suis un autodidacte, j'avais peu de matériel à l'époque. Ce n’est pas comme aujourd'hui où la technologie est plus facile d'accès, donc tu le ressens dans les photos. Ce qui est plus intéressant c'est de voir des jeunes rappeurs qui sont devenus des icônes. Je n’ai jamais été trop dans la contemplation. Je trouve ça intéressant de prendre le temps de contempler, mais ce n’est pas quelque chose qui m'anime plus que ça. Depuis que j'ai fait ce bouquin, je suis déjà complètement passé à autre chose.  Je parle souvent de Karl Lagerfeld : il a été ultra productif jusqu’à la fin de sa carrière. Des campagnes, des bouquins, des nouvelles collections, il ne s’arrêtait pas. Je pense que jusqu'au bout tu peux être ultra productif. Et si tu veux être productif et créatif, il faut faire en sorte de pas trop contempler ce que tu fais.

GMD : Donc tu sens encore animé et passionné par ton art ?

Fifou : Carrément ! J’ai regardé un documentaire sur Florent Pagny. J'ai appris trop de choses sur l’icône qu’il est. Il a chanté avec Pavarotti, avec Stevie Wonder. Il a vécu des trucs tellement intenses. Il n’a jamais cessé de travailler. Et de mon côté, sur les trente prochaines années, c’est là où je dois être le plus focus, car le travail ne s’arrête pas !

GMD : Tu as récemment réalisé l’explosion Tunnel 2 avec Ciesay (ndlr : Photographe et fondateur de la marque Places+Faces) et Jonathan Mannion (nldr : Réalisateur des pochettes d’albums pour Dr. Dre, Jay Z, Aaliyah, Nas, Kendrick Lamar). Ça été un vrai succès.

Fifou : Ouais, c’est fou, 20.000 personnes sont passées regarder l’expo !

GMD : Comment as-tu vécu cette expérience ? 

Fifou : J’ai envie de proposer autre chose, et surtout une envie profonde de sortir de ma zone de confort. Une expo comme Tunnel 2, c’est assez violent en fait. Enfin violent c'est positif. (rires) J'ai compris  l'importance de faire une expo. Tu rencontres des gens qui digèrent à leur manière une photographie. Et généralement, un photographe pur et dur commence par l’exposition. Il essaye d’afficher dans des petits bars ou des petites galeries. C'est un exercice que j'ai fait très tardivement, et j'ai pu en mesurer l'impact. Bien sûr le succès est lié à l'explosion de cette culture, et je reste très humble par rapport à ça.

GMD :  Tu penses que si le rap n'avait pas explosé, tu n’aurais pas explosé ?

Fifou : Évidemment ! Je compare souvent le rap à l’époque des yéyés. Le photographe Jean-Marie Périer qui avait suivi toute cette période, et avait photographié toute une génération, a été mondialement reconnu pour son travail. Je pense que les yéyés d’aujourd'hui, ce sont les rappeurs. (rires) Les plus jeunes ne me reconnaissent pas pour mon art, mais parce qu’ils m'ont vu à côté de leurs superstars. Je fais un peu partie du décorum. Depuis 5 ans, je vois la différence, les gens me reconnaissent, mais ne savent pas réellement ce que je fais.

GMD : À la manière d’un Hype Williams dans les années 90 (ndlr : réalisateur iconique de clips de rap américains), est-ce que tu cherches à avoir une marque de fabrique ? Qu’on puisse reconnaitre ton art au premier regard ?

Fifou : Alors moi justement, je me bats contre ça ! Bien évidemment, on a un style, on a une manière de retoucher qui est reconnaissable. Si on parle de photographie, David Lachapelle, il a fait quelques pochettes, mais il a surtout créé des galeries. Il a créé un style au même titre que Pierre et Gilles ou que d’autres d'artistes visuels contemporains. Quand il travaille avec des artistes, ils rentrent dans son univers et je trouve ça vraiment fort. Je vais commencer un peu à le faire.  De mon côté, j'ai des ancrages différents, je me vois comme un créateur de cover. Le but c'est de pouvoir passer d’un artiste de folk à un artiste de rap. J'ai bossé avec Benamar, personne n'est au courant. (rires) J'ai fait Florent Pagny. Et justement, je trouve que ça aurait été dommage qu'on reconnaisse un style marqué urbain.

GMD : Tu as récemment travaillé sur l’affiche de  Paul Mirabel aussi. Est-ce que tu d’autres univers qui t'intéressent comme le cinéma ?

Fifou : Je pense que dans ma communication, j’ai installé un plafond de verre. Je communique peu, et le peu que je communique c'est lié au hip-hop. Et souvent c’est des mecs enfermés dans une cuisine qui me regardent énervés. (rires) A côté de ça, depuis des années je travaille dans la pub et avec des marques. Ça fait longtemps aussi que je travaille avec des Jamel Debbouze ou des Gad Elmaleh par exemple.

GMD : C’est des domaines où tu peux travailler plus facilement ?

Fifou : Oui il y a un ADN très jeune. Et les rapports s’améliorent. Par rapport à une époque, les patrons de marques ou les nouveaux real’ dans le cinéma ont grandi avec cette culture. Ils ont moins peur.  Quand Canal Plus me contacte pour travailler sur la charte graphique de la série Validé, c’est parce que la personne qui m'appelle est proche de mon âge.

GMD : Et donc il y a moins d’a priori sur ton art et sur le hip hop ?

Fifou : On ne va pas se mentir, il y en a encore ! La dernière fois j'ai shooté pour une marque de lunettes. Ça s'est super bien passé, ils étaient super contents et on est amenés à rebosser ensemble. Mais la première chose qu'ils m’ont dit après le shoot c’est : « on avait un peu peur ». Je ne peux pas leur en vouloir. (rires) Aujourd’hui « l'urbain » marche, on est très contents de cette situation. On était boudés par la chanson française, et par la pop. Je ne suis pas là pour prôner la culture hip hop. Je suis fier de cette culture, mais je ne suis pas là main levée et dire « jamais je bosserai dans la pop ». Bien au contraire. On est des metteurs en scène pour des talents. Moi demain ça ne me dérange pas de bosser avec Mylène Farmer et après faire un Gazo ou autre.

GMD : Le rap rencontre des critiques sur les directions artistiques. Certaines personnes pensent que le rap ne se renouvèle pas. Est-ce que tu le ressens dans ton travail ?

Fifou : Oui. Le problème avec le rap c'est qu'on est trop pressé. On veut toujours avoir des choses spectaculaires. Maintenant je pense qu'il faut laisser au mouvement et aux artistes le temps de digérer les choses avant de proposer des choses folles. Si on parle de l'après COVID, parce qu'on parle surtout de cette période-là, c'est une période assez complexe où plein de nouvelles choses se mélangent. Il y a ce qu'on appelle la next Gen. On est dans une période où on aime les nouveaux challengers.  On est dans une période de transition. On sort quand même d’un cru 2019, qui était incroyable à tous niveaux. J’ai conscience de ce qui a été proposé visuellement, les pochettes de BLO, de Tristesse business. Il y a eu des réels partis pris avec des ADN très forts. Avec le COVID, il y a une espèce de précipitation. On a tous essayé de survivre, de tester des choses.

GMD : Qu’est ce qu’il faudrait changer selon toi ?

Fifou : Je pense qu’on manque de précision. C’est-à-dire, peut-être d'en faire moins et d'être plus précis sur les artistes avec lesquels j'ai plus de liberté. Cela n’empêche pas qu’on a pu voir des choses incroyables que ça soit en création de clip, que ça soit en mise en scène et surtout en concert. 

GMD : Pour finir peux-tu nous recommander des graphistes/ photographes?

Fifou : On va parler de Rægular, de Romain Garcin avec lesquels j’ai déjà pu travailler. Il y a le collectif BLAKKHAT, il y a Mathieu BDT aussi. Je crois que j’aime la collab. Dans le rap, il n’y a pas plus moderne que le featuring. J’ai envie de pousser ce curseur pour mes prochaines expos. La prochaine, j'ai envie de la faire avec Gabriel Moses.  Je trouve ça trop cool de d'exister au même endroit.