Interview

Bester Langs (Gonzaï)

par Jeff, le 5 décembre 2019

Nous on a vraiment le cul dans le beurre : Goûte Mes Disques est une passion, et contrairement à ce que certains apprentis pigistes semblent croire, tout ce que vous lisez est réalisé bénévolement. Pas vraiment la même économie que ces joyeux drilles de Gonzaï, dont le sens de la formule et de le mauvaise foi atteint des sommets que nous contemplons avec plaisir à longueur d'année. A quelques heures de la fin de la campagne de financement de la prochaine saison de son magazine papier, on a tapé le bout de gras avec le patron Bester Langs, la tête de chien la plus célèbre de nos timelines Facebook, à qui l'on a permis de nous vendre sa délicieuse soupe à condition de déposer aussi quelques mines anti-personnel ci et là.

Avant toute chose, pour nos lecteurs, je pense qu’il serait intéressant de comprendre ce que c’est Gonzaï, ce que ça représente, et comment ça fonctionne au moment où tu réponds à ces questions.

Bester : Gonzaï, c’est un média crée en 2007 en version numérique, et puis « rapidement », c’est-à-dire en 2013, décliné en version papier, à un moment où déjà cette économie physique était comme les « mécènes éclairés » qu’on a rencontré à l’époque, sur le déclin. Etant rapidement arrivés à la conclusion qu’aucun d’eux ne comprenait rien à ce qu’on avait en tête, on s’est décidé en seulement quelques mois à prendre le train du financement participatif pour un peu hacker le système : on se sert de Ulule pour financer chaque année d’édition du magazine, et ça dure depuis 7 ans. Si tu me demandes à quoi ressemble le magazine, je dirais que c’est un gros bordel qui s’inscrit dans la lignée d’Actuel, le titre mythique de Jean-François Bizot, bien que je ne l’ai jamais vraiment lu, aha ! Disons que c’est ce qui se rapproche le plus de l’idée qu’on avait d’un titre de presse « libre », économiquement puisqu’on s’affranchit des publirédactionnels stupides qui font vivre nos concurrents, mais aussi éditorialement puisque on emmerde véritablement le monde, on n’en fait qu’à notre tête sur le choix des sujets, le choix des couvertures, la taille d’un article, souvent déraisonnable. Depuis 2019, le magazine s’est je pense considérablement amélioré sur le fond et sur la forme, l’esprit fanzine reste, mais c’est un peu plus mature, moins ados mal dégrossis qui jouent au coussin péteur devant une imprimante.

Quel est l’état d’esprit à quelques jours de la clôture du crowdfunding ?

Bester : Plutôt inquiet, puisque manquent 9000 € pour boucler la campagne d’abonnement 2020, et en même temps confiant puisque ça fait 7 ans qu’on arrive à baiser les tableurs Excel qui tous les ans nous disent que ça ne peut pas passer. On a quand même réussi à lever plus de 130 000 € d’abonnements sur les précédentes campagnes, un petit miracle en soi vu qu’on ne réalise aucun tapinage chez personne pour arriver à nos fins, hormis chez nos abonnés qu’on fait chier une fois par an pour se réabonner. Forcément, cela implique que si samedi soir à minuit nous ne sommes pas arrivés à récolter 25 000 €, le magazine papier s’arrête. Je crois que certains se disent qu’on bluffe. Alors qu’absolument pas. Et ça n’a rien d’un caprice. Autant le magazine m’a personnellement couté très cher cette année, autant j’ai toujours mis un point d’honneur à ce qu’on ne mette pas un centime dans ces campagnes ; c’est important de savoir si l’on est encore aimé par ses lecteurs, ou pas. C’est un bon thermomètre, et chaque année on se l’enfonce un peu plus fort !

Pourquoi s’imposer cet exercice annuel, alors que vous pourriez « simplement » avoir pour thermomètre les ventes via votre site ou en kiosque ?

Bester : Parce que ces ventes ne sont pas suffisantes. Chaque numéro coute au minimum 6500 € (ce qui est déjà un exploit en terme de « cost killing ») et on en sort 4 par an, plus chaque année des goodies qui nous coute la peau du postérieur. Inutile d’être un grand mathématicien pour comprendre que le kiosque ne ramène plus grand chose ni ne suscite d’excitation ; j’allais écrire « l’avenir » mais nan, le présent de la presse c’est le direct to fans en tuant les intermédiaires. Puisqu’en plus, aussi sympas soient-ils, ces derniers prélèvent entre 40 et 60% des ventes générés par n’importe quel titre. Avec des délais de paiement allant de 120 à 180 jours. Je te laisse imaginer la compétence en limbo qu’il faut avoir pour tenir sur la durée. Quand on dit qu’un titre de presse libre a un prix, c’est vrai ; c’est d’ailleurs ce que dit très bien Philippe Garnier dans cette interview : la liberté, c’est l’assurance de la précarité. On n’a aucun problème avec ça, c’est une règle du jeu digérée depuis le premier jour.

Concrètement ça va changer quoi pour Gonzaï en tant qu’organisation si cette campagne n’atteint pas son objectif ?

Bester : Eh bien, plus de magazine papier et beaucoup moins d’emmerdes pour moi, aha ! Bon, c’est vrai, mais ce serait un drame personnel. Je vis beaucoup par Gonzaï, parce cela est une source de joie répétée tous les 3 mois, malgré les bouclages chaotiques, les bouclages en plein mois d’aout, les pirouettes comptables, le fait que cela nous appauvrit plus qu’autre chose. Gonzaï en version papier, c’est le plaisir de la douleur. Il n’y a franchement rien de plus beau que ça, pour moi. Note que je ne réponds pas vraiment à ta question, car je n’imagine pas que cela puisse s’arrêter.

Le magazine est depuis quelques numéros présenté dans une nouvelle formule. De quelle volonté est né ce remodelling ?

Bester : Toujours, toujours, toujours éviter de sombrer dans la routine. Le luxe, c’est de durer. Et pour durer, il faut éviter les automatismes ou le contentement de soi. Contrairement à ce que certains fils de pute croient, nous sommes l’exact inverse de l’image qu’on peut renvoyer sur les réseaux sociaux : on doute tout le temps, on se remet en question en permanence, on flippe. Il m’arrive souvent de me réveiller la nuit en me disant qu’il faut tout plaquer, que ça tiendra jamais une saison de plus, que tel numéro était raté, etc. Donc la nouvelle formule a répondu à une angoisse de plus, en somme, pour tenter de dépasser le côté adolescent naïf évoqué plus haut.

Le site existe depuis 2007, le magazine depuis 2013, cela fait beaucoup de points de vie perdus, mais ça doit également permettre d’avoir aujourd’hui un regard lucide sur la presse culturelle, papier comme internet, et ses perspectives. Gonzaï pourrait-il survivre uniquement au format numérique ? Et est-ce qu’on peut penser que la presse musicale française a raté son virage numérique ?

Bester : Vastes questions, et je n’y répondrai pas directement car cela reviendrait à donner des leçons de morale à des gens qui vendent beaucoup plus de magazines que nous – ce qui dans le contexte actuel me semblerait très déplacé. Les usages ont changé depuis 20 ans, tout le monde lit sur internet en même temps qu’il oublie ce qu’il vient de lire ; c’est l’époque, c’est normal, c’est comme ça. Pour éviter de sombrer dans le fatalisme, Gonzaï produit des articles sur deux supports – web et papier – parce que cela nous semble important, à titre personnel, mais en ayant bien conscience que cela n’est plus viable économiquement. Et que franchement, c’est pas si grave. La gratuité est aujourd’hui une normalité pour la majorité des lecteurs, et rares sont ceux à encore concevoir que même 164 pages (ndr : la taille de Gonzaï tous les 3 mois) exige une somme de boulot considérable. Les lecteurs ont-ils besoin de savoir à quel point c’est dur de faire un magazine, d’ailleurs ? Je n’en suis pas convaincu ; je préfère croire qu’ils aiment encore cette idée magique que cela nait en un éclair, comme un tour de magie, que c’est facile et chié depuis l’imprimante en 30 secondes. On n’attrape personne durablement avec de la pitié et du pathos. Si on passe cette fin de campagne difficile, cela fera 8 ans qu’on existe au format papier, c’est déjà en soi un tour de magie.

Il n’existe aujourd’hui plus vraiment de magazine de référence papier, et l’internet francophone n’a toujours pas trouvé son Pitchfork, une source qui ferait autorité, transcenderait les chapelles et jouerait le jeu de son époque. À quoi est-ce dû selon toi ?

Bester : Comme dit plus haut, à la révolution des supports de consommation qui ont bouleversé les usages d’une nouvelle génération de lecteurs pour qui le minimum offert sur internet suffit à remplir le quotidien. On ne reviendra pas en arrière, autant l’accepter. On est né avec internet, idem pour Gonzaï ; j’ai même fait une partie de ma « carrière » là-dessus, je me vois mal pisser sur cette révolution.

Ce samedi soir, tu feras quoi tu penses ?

Bester : Je serai loin de tout perdu dans une forêt à écouter Discreet Music de Brian Eno en ayant mis mon téléphone en mode avion. Je le rallumerai dimanche matin pour voir si le miracle a eu lieu.