Dossier

Wake Up The Dead #19

par la rédaction, le 3 juillet 2023

Et hop, nouveau numéro de Wake Up The Dead, notre dossier consacré aux choses à retenir dans l'actualité des musiques extrêmes. Juste avant d'entamer l'été, on passe en revue une belle poignée de galettes percutantes, avec toujours du hardcore bien hostile, du gros funeral doom qui fait peur, du screamo légendaire ou encore du death à la sauce suédoise. Bonne découverte !

Incendiary

Change The Way You Think About Pain

Erwann

Cela fait plus de 15 ans qu'Incendiary balance des riffs punitifs et des paroles chargées de conscience politique - une longévité à noter dans un milieu comme le punk hardcore. Et voilà le groupe de Long Island de retour (après 6 ans d'absence tout de même) avec Change the Way You Think About Pain. Si ce quatrième disque n'a rien de révolutionnaire à proposer (ça reste du hardcore new yorkais d'excellente facture), l'efficacité de le bande à Brendan Garrone dès lors qu'il s'agit de proposer de nouvelles itérations de sa formule montre pourquoi Incendiary reste au-dessus du lot. Ainsi, les riffs n'hésitent pas ici à être plus percutants que jamais tout en conservant des qualités mélodiques notables - "Host/Parasite" étant le meilleur exemple de transition entre un riff de couplet ridiculement brutal et un riff de refrain rappelant le meilleur du post-hardcore des années 2000. Révolutionnaire, le groupe l'est néanmoins au niveau de son ethique : il le démontre encore à travers des punchlines (ce terrifiant moshcall "Every window deserves a brick") témoignant de l'appartenance du groupe à une frange plutôt gaucho du hardcore avec ses appels à l'action à la fois sociale - renverser le pouvoir capitaliste - et individuelle - se libérer de ses chaînes mentales. Change the Way You Think About Pain marie donc punk hardcore, Karl Marx et philosophie bouddhiste, et le fait avec des riffs bien meilleurs que ceux de la concurrence.

SPY

Satisfaction

Jeff

Le vrai problème avec les albums de punk hardcore, c’est qu’il faut souvent plus de temps pour en parler avec des mots que l’on écrit que pour écouter le disque. Prenez Satisfaction, ce nouvel album de SPY, formation californienne (évidemment) qui débarque sur la référence Triple B Records (Terror, Sunami, Mindforce) avec un premier album qui fait suite à deux EPs cause de bien des frictions dans le pit : 10 titres pour 13 minutes au compteur. Inutile de vous dire qu’à ce tarif-là, le groupe opte pour un niveau d’intensité comparable à celui que l’on peut ressentir quand on se balade sur la Canebière avec un maillot du PSG. Mais l’agressivité et l’envie permanente d’en découdre étant un élément commun à tous les disques du genre, c’est ailleurs qu’il faut aller dénicher les éléments qui font de SPY une des plus grosses promesses de la scène : dans le rythme de l’album d’abord, qu’on pourrait penser bêtement frénétique mais qui joue au contraire sur les cadences et les cassures avec beaucoup d’intelligence. Dans la performance bestiale du chanteur Peter Pawlak ensuite, pour des high scores sur l’échelle de Jean-Luc Mélenchon – celle-là même qui permet de déterminer la véhémence d’un propos. Dans la production enfin, qui permet à chaque membre du groupe de briller à sa manière à un moment ou un autre du disque – que ce soit au détour d’un breakdown cataclysmique ou d’un riff de basse qui vous tord les boyaux. Dans une année 2023 qui, par la grâce d’une déferlante post-Turnstile, offre une visibilité inédite pour la scène hardcore, il est bon de se dire qu’il y a des groupes comme SPY pour assurer le SAV.   

Hellish Form

Deathless

Albin

Fondé en 2020 en plein confinement, Hellish Form s’était immédiatement distingué avec MMXX, premier album d’une brutalité sans nom, proposant une vision nihiliste d’un funeral doom sans la moindre concession mélodique. Deathless, déjà le 3e album du groupe, dans lequel figure notamment un membre du groupe sludge Body/Void, replace le curseur sur des terres moins hostiles. Musicalement, tous les codes du funeral doom s’y retrouvent : des guitares comme des enclumes, les harmonies funéraires et un tempo aussi lent qu’un site codé en flash. Rien de bien neuf dans un sous-genre ultra balisé. Sauf qu’à l’instar de Bell Witch, Hellish Form parvient à injecter dans ses compos une charge émotionnelle d’une élégance troublante. Oui ça sonne comme des larmes versées à un enterrement, mais de sacrées belles larmes. Encore plus surprenant, Deathless se distingue des productions habituelles par les thématiques abordées. Comme l’a révélé récemment l’excellent podcast Hell Bent For Metal, consacré aux questions LGBTQ+ sur la scène metal, Deathless est un album qui prend ouvertement position en faveur des droits de la communauté trans, dans une Amérique où ceux-ci sont en constante régression. Et voilà que des titres comme « Transfigure », « Texas is Sinking » ou « Pink Tears » prennent une tout autre dimension, solidement ancrés dans les grands combats de notre époque. Cet engagement est d’autant plus rafraîchissant qu’on parle ici d’un sous-genre qui, jusqu’à présent, s’était rarement aventuré dans la prise de conscience autour de grandes questions de société. Sauf à considérer que le choix d’une pierre tombale, d’un plan obsèques ou de l’essence de sapin pour pourrir paisiblement entre six planches enflamme les débats publics. Ce positionnement totalement assumé place Hellish Form aux côtés de groupes comme Vile Creature, Pupil Slicer, Liturgy, Divide and Dissolve ou Bismuth, qui n’hésitent pas à fracasser les codes virilistes et poussiéreux des musiques lourdes pour mieux interroger notre rapport au respect mutuel et au vivre-ensemble. Rainbow is the new black.  

Jerome's Dream

The Gray In Between

Erwann

Quelque chose se trame depuis deux ans dans la scène screamo. Des groupes légendaires des années 2000 dont on n'entendait plus parler depuis belle levrette se décident à sortir de leur tanière, avec pour l'instant d'excellents résultats (on pense à Gospel et City of Caterpillar). Si Jerome's Dream avaient amorcé leur retour en 2017, l'album plutôt fadasse qu'ils nous avaient concocté fût bien vite oublié par les fans. Heureusement, The Gray in Between corrige le tir : on y retrouve ce mélange intense de dissonance mathcore, de powerviolence, de mur du son noise rock, et de mélancolie passionnée, le tout porté par des glapissements aigus. Ce n'est heureusement pas qu'une simple redite de leur classique Seeing Means More Than Safety : on retrouve ici plus de crescendos, et le groupe travaille davantage ses passages atmosphériques qu'auparavant. The Gray in Between nous aide alors à répondre à la question "comment distinguer le bon screamo du mauvais screamo?" (non on ne fera pas la blague). Le bon screamo parvient à fusionner violence désespérée et élégance désolante, créant finalement de la beauté cathartique à partir de la laideur des cris et des riffs. Ce disque est l'un de ceux-là.

Vomitory

All Heads Are Gonna Roll

GuiGui

En février 2013, les membres de Vomitory, dont le dernier album en date Opus Mortis VIII était sorti deux ans auparavant, annonçaient une cessation d’activités pour la fin d’année au grand dam des fans et des aficionados de death metal suédois qui tabasse. Ce petit coup de tonnerre s’accompagnait de l’argument d’une sensation de fin d’aventure débutée en 1989. Une envie d’autre chose après 24 ans, 8 albums et des centaines de prestations live. Mais en 2017, un concert hommage à Michael Trengert – manager de Metal Blade, label historique du groupe – ralluma la flamme en rappelant au groupe le plaisir de jouer ensemble, choses qu’ils firent par la suite simplement pour la forme dans un premier temps avant de décider de se reformer en 2019 et de plancher sur de nouveaux titres. Mais bien sûr, pour les raisons sanitaires que tout le monde connait, la formation originaire de Forshaga a dû prendre son mal en patience avant de sortir le nouveau fruit de son travail. Qu’à cela ne tienne, 2023 se présente bien comme l’année idéale pour Vomitory et All Heads are Gonna Roll a clairement débarqué dans le but d’envahir les tympans les plus alertes et envieux. Car il faut bien le dire, les Suédois ont véritablement quelque chose à proposer dès les premiers riffs de la plage éponyme qui ouvre l’album. Si dans le fond le groupe offre toujours sur un joli plateau bien rouillé une musique qui coche toutes les cases du gros « death metal rouleau-compresseur », c’est bien dans la forme qu’il surprend. Non pas que les arrangements ou la production soient révolutionnaires ou radicalement différents des œuvres passées mais on retrouve bien dans ce 9e album des influences thrash-punk ou encore un sens de la mélodie auquel ils avaient peu habitué par le passé. Le tout dans une marmite débordante de riffs aussi accrocheurs que du velcro premier choix et qui démontre une réelle envie d’en découdre après tant d’années. L’opus d’un retour réussi et un disque qui se positionne déjà dans la course de l’album death metal de l’année. Rien que ça.  

Buggin

Concrete Cowboys

Nikolaï

Le hardcore est actuellement une valeur aussi sûre que ta meuf qui t’emmène à un brunch avec ses potes un dimanche alors que tu voudrais juste récupérer d’une énorme biture. La scène mondiale est en pleine forme et même l’Europe n’a plus de leçons à recevoir des Etats-Unis. Dans le lot d’exception, le label Flatspot Records tire son épingle du jeu à coups de high kicks et de moulinets circulaires : Zulu, Speed, Scowl… et donc Buggin, originaire de Chicago, dont le premier disque Concrete Cowboys est sorti en juin. Du hardcore qui refuse de se prendre au sérieux, aux antipodes des moues hargneuses et de l’étalage de biscottos. Bien que leur album soit idéal pour faire fonctionner la sécurité sociale après un bras cassé dans le pit, Buggin n’oublie pas pour autant l’efficacité d’une bonne mélodie et d’un refrain catchy. J’appelle le mixage de la basse et la mortelle section rythmique de “Hard 2 Kill” à la barre pour étayer mes propos. La vraie star de l’album est Bryanna Bennett et son charisme. Son habileté vocale ne cesse de surprendre, que ça soit sur des sujets aussi futiles que la bouffe sucrée dans “Snack Run” (qui se finit d’ailleurs avec un rototo magistral, le hardcore restant une musique pour les gens simples) ou sur la problématique plus sérieuse de l’avenir de notre monde et de la capacité des nouvelles générations à le diriger sur “Youth”. Un des morceaux les plus mémorables, "Not Yours", traite de la perception d’être uniquement considérée comme une fille racisée dans le hardcore. En tant que personne non-binaire, ça a tendance à faire chier Bennett : « Call us female fronted you can eat my fist ». Buggin délivre 12 bangers sans dépasser la barre des 20 minutes. C’est fun, ça fait la part belle à l’insouciance et c’est une bande son idéale pour un crowdkilling des défenseurs des forces de l’ordre.

Power Trip

Live In Seattle: 05.28.2018

Jeff

Probablement parce qu’on ne manque pas ici non plus de problèmes à gérer, on parle peu de la crise des opioïdes qui ravage les Etats-Unis. Pourtant, en 2022, le fentanyl est devenu la première cause de décès chez les 18-49 ans. Autrement dit, cet anti-douleur, 100 fois plus puissant que la morphine, tue plus de jeunes américain·es que la malbouffe ou les armes à feu. Et au beau milieu de ces macchabées devenus des statistiques, on trouve Riley Gale, chanteur de Power Trip, victime lui aussi de ce fléau. Une disparition d’autant plus déchirante que lorsqu’elle intervient en 2020, le groupe texan de crossover - un mélange de thrash et de punk hardcore - est en train de franchir un cap, en s’appuyant sur un Nightmare Logic imparable et sur des concerts où précision chirurgicale et force de frappe délirante se conjuguent pour proposer un spectacle total. Deux caractéristiques qui ressortent immédiatement sur Live in Seattle: 05.28.2018, un album sorti en digital juste avant le décès de Riley Gale, et qui existe aujourd’hui physiquement grâce à Southern Lord, le label du groupe. On sait que le metal n’est pas un genre qui se pose trop de questions quand il s’agit de remplacer des gens que l’on pensait pourtant irremplaçables, mais s’il y a bien une chose qui nous saute à la figure quand on écoute cet album, certainement l’un des meilleurs de ses dix dernières années toutes catégories confondues, c’est que l’abattage et le charisme de Riley Gale atteignent des niveaux tellement stratosphériques qu’il va être compliqué de lui trouver un successeur à la hauteur. Et si on n’en trouve pas, c’est encore mieux comme ça.