Dossier

Television Rules The Nation #2

par Jeff, le 6 avril 2020

Bien sûr qu'on va participer à l'effort de guerre, et bien sûr qu'on ne va pas vous laisser en chien au moment de trouver du contenu digne de ce nom à streamer pendant cette période de confinement. Mais plutôt que de vous balancer une longue et indigeste liste de nos 200 documentaires et films musicaux à regarder de toute urgence, et parce qu'on a un télétravail à gérer ou un morveux en demande d'attention, on a choisi d'y aller progressivement, par séries de cinq suggestions.

Validé (saison 1)

À Canal +, on aime le risque. Artus en analyste de la DGSE au très sérieux Bureau des légendes, c’était déjà un pari qu’on n’aurait pas imaginé gagnant. Mais que dire du choix de Kad Mérad en baron de la politique nordiste prêt à tout pour étancher sa soif de pouvoir à l’échelon national dans Baron Noir ? Probablement grisé par cette réussite insolente, les pontes du pôle série ont opté pour un nouveau choix osé avec Validé : confier à Frank Gastambide les rênes d’une série sur le rap français. Même si on oublie un peu vite que le gars était à l’origine de la web série plutôt golri Kaïra Shopping, c’est des navets du standing de Pattaya ou Taxi 5 qui ont fait de lui un poids lourd de la comédie franchouillarde à gros budget. Du coup, on n’y croyait que moyennent. Well, those bastards did it again.

Validé, série en 10 épisodes de 30 minutes racontant l’ascension (et toutes les emmerdes qui vont avec) d’un rappeur (Apash, le flow de Kool Shen dans le corps de Moha La Squale), réussit le petit exploit - ou plutôt le grand écart - de parler à l’amateur exigeant de séries comme à tous les petits petits filous qui écoutent des sons sur YouTube assis sur un banc public. Forcément, pour réussir ce tour de force, il a fallu procéder à quelques aménagements par rapport aux séries habituelles de Canal qui, à l’image du Bureau des légendes ou d'Engrenages, aiment prendre le temps de poser le décor et d'aller au fond des choses.

Validé n’opte donc pas vraiment pour ce format exigeant "à la HBO", préférant des épisodes extrêmement rythmés, qui enchaînent les intrigues et les embrouilles à un rythme tel que ça en devient parfois ridicule – en une saison, le personnage incarné par le rappeur Hatik vit plus de choses que pas mal d’artistes bien établis en toute une carrière. Mais cela est contrebalancé par des personnages crédibles et une histoire qui se veut au plus près du réel, notamment en conviant le gotha du rap hexagonal pour des caméos à foison (Lacrim, Ninho, Soprano mais aussi Fif de Booska-P, le patron de Skyrock Laurent Bounneau ou le clippeur Chris Macari) ou en faisant exister certaines de ses plus grandes stars à travers des personnages fictifs – Mastar, ennemi juré du personnage principal, réunit de nombreux traits de Booba le malin, tandis que son protégé Karnage renvoie à la brutalité du Kaaris d’Or Noir. C’est bien simple : on a l’impression qu’à part Mehdi Maïzi, ils sont tous venus – s’il avait mieux à faire, l’erreur de jugement est conséquente. Petit s/o aussi aux filles dans Validé, dont le rôle est à l'image de leur place dans le rap : pas assez visible mais essentiel. Autant Liv Del Estal dans le rôle de Louise, une sorte de Angèle Van Oberkampf très convaincante, que Sabrina Ouazani dans celui de la label manager avec une vraie paire de cojones apportent une vraie dimension à l'histoire.

En réalité il n’y a que le personnage de Brahim, meilleur pote d’Apash, pour noircir un peu ce beau tableau : bien qu’il ressemble à plein de gamins des cités avec sa sacoche Gucci et son survet’ du Real, il semble juste bon à bouffer des grecs, boire du Capri Sun et faire évoluer l'art narratif par ses conneries assez improbables dans une série dont la rigueur scénaristique et artistique est par ailleurs exemplaire – les morceaux écrits pour la série sont souvent excellents, et sa B.O. cartonne actuellement. Et en cerise sur le gâteau, la saison 1 se termine sur un cliffhanger digne des meilleurs épisodes de Game of Thrones. En un mot : bsahtek ! (Jeff)

Some Kind of Monster

Autant le dire tout de suite, c’est l’un des documentaires musicaux les plus marquants de ces dernières années dont on vous parle ici. Au programme de Some Kind of Monster, rien de moins que la renaissance d’un poids lourd musical depuis 40 ans, celle de Metallica. En 2001, après plus ou moins 20 ans de carrière, il est l’heure pour Metallica de faire le bilan. Minée par des querelles internes, par l’exil de James Hetflied en cure de désintoxication et surtout par le départ du bassiste Jason Newsted, la formation est au bord de la rupture propre et nette.

Ce documentaire raconte une thérapie de groupe. L’élaboration de St. Anger et la quête d’un nouveau bassiste (en attendant le recrutement de Robert Trujillo, le producteur Bob Rock s’y colle) sera le salut des désormais trois « horsemen », mais elles ne seront pas de tout repos. Ils seront accompagnés dans cette épreuve par Phil, un « coach » s’avérant être un illuminé zen, incapable de gérer tous ces égos surdimensionnés. James Hetfield faillira bien tout faire valser. Et finalement, Metallica s’en relèvera.

L’abcès à creuser est tellement grand, les non-dits tellement pesants, l’atmosphère tellement irrespirable quand ils sont réunis autour d’une même table, qu’on se demande encore comment le groupe a fini par s’en sortir. Hetfield ne supporte plus ce petit couillon de Lars Ulrich qui veut devenir l’unique leader. Ce même Ulrich reproche à Hetfield de n’être qu’un inspecteur des travaux finis et d’avoir perdu le feu sacré qui le nourrissait du temps de leur splendeur. Kirk Hammett, éternel personnage secondaire, est un sage inaudible, complètement écrasé entre deux boursouflures narcissiques. À tout cela s’ajoutent d’autres traumatismes : le fantôme de Cliff Burton, premier bassiste du groupe disparu trop tôt, plane encore, l’affaire Napster ou encore le renvoi du guitariste Dave Mustaine, viré du groupe à cause de ses addictions en 1983. Ce dernier problème est d’ailleurs traité à bras le corps comme une étape obligatoire vers la rédemption : la scène de retrouvailles (plus que de réconciliation) entre Lars Ulrich et Dave Mustaine, encore aigri d’avoir été évincé alors qu’il est devenu le leader de son propre groupe Megadeth, semble écrite par un showrunner au sommet de son art.

Des séquences mémorables, Some Kind of Monster en compte une pelletée - au hasard, le dédain de Newsted lorsqu’Ulrich et Hammett viennent le voir jouer, une session d’écriture de paroles en groupe, Ulrich en train de pérorer devant le Basquiat accroché dans son salon, le casting des bassistes. Ce qui fait du film de Joe Berlinger et Bruce Sinofsky un #mustsee comme on dirait sur Twitter. (Maxime V.)

Black Metal

En 1998, Marilyn Watelet embarque sa caméra et la pointe vers la Belgique profonde et l'ambiance froide des salles de fêtes qui peuplent ses villages. On y découvre alors l'univers sombre du rock satanique. Ici, tout est brut, cru, morbide. De la scène d'intro du père moustachu qui dépose ses gosses maquillés comme on l'imagine aux interviews des groupes sous les néons blafards, on comprend qu'on est à des kilomètres des docus Netflix faussement subversifs ou des aftermovies remplis de beautiful people qui vivent le plus beau moment de leur vie sur fond de mauvaise house. Pourtant la volonté de Marylin Watelet n'est pas d'offrir une énième vision caricaturale d'un milieu déjà trop obscur. Pour cela, l'esprit renvoie à l'esthétique Strip Tease : pas de voix off ni de jugements préconçus, simplement la rencontre et les témoignages d'adolescents qu'on sent souvent largués et confus. Aucune caution ne sera faite de certaines paroles ou de certains témoignages choquants, Marylin Watelet vise la retranscription la plus fidèle possible d'un milieu très souvent stigmatisé. Quitte à parfois ne pas couper les éléments que ses détracteurs utilisent contre lui (xénophobie, fascisme). Plutôt que de la curiosité perverse, on ressent pendant ces 48 minutes le malaise d'assister à la rupture totale d'un milieu avec la société dont il fait pourtant partie intégrante. (Quentin)

Les Mathématiques du Roi Heenok

Il y a de ces films qui, à mi-chemin entre l'underground et le populaire, drainent un public de fanatiques. On pense au docu-fiction de C'est arrivé près de chez vous, ou au meurtre d'un certain Georges Abitbol dans La Classe américaine pour ne citer qu'eux. Véritables réservoirs de répliques et de punchlines, ils permettent, in fine, de faire un tri entre les initiés et les non-initiés, de juger un inconnu en quelques secondes comme faisant partie des sachants ou non. Les Mathématiques du Roi Heenok remplit ce même rôle de marqueur social. Propulsé sur le devant de la scène par le crew Kourtrajmé, à l'époque incontournable et terriblement street crédible, ce documentaire de 40 minutes au plus près du rappeur le plus connu de la Rive Sud, sa majesté le Roi Heenok, va se hisser au rang de classique parmi les classiques. Douze ans après sa parution, les « t'entends pute nègre », « péter leurs chevilles », « Chirac ça baigne », ou la scène mythique sur le Moonwalk de Saddam Hussein retentissent toujours dans les bars ou en soirées, pour peu que l'on y prête un peu attention. Entre propos incohérents, mongoleries totales, rap bidon, et maniement d'armes sous drogues, ce docu regorge d'un nombre incalculable de friandises. Le cul coincé entre défense zélée de la langue de Molière et d'un lifestyle de thugs purement ricain, le patron du label Gangster & Gentleman et ses sbires tentent pathétiquement de faire de vivre un gangsta rap québécois qui n’intéresse ni leurs grands frères étatsuniens, ni leurs cousins de l'Hexagone. Si depuis peu le rap québécois (Alaclair Ensemble, Loud...) perce timidement sur le Vieux Continent, il gardera immanquablement le sceau du Roi dans nos contrées. (Bastien)

Miss Americana

Depuis deux saisons, Netflix réussit un exploit remarquable : rendre passionnante une discipline (devenue avec le temps) plus chiante qu’une 14ème semaine de confinement, la Formule 1. Avec sa série documentaire Drive to Survive, on rentre dans l’intimité des paddocks et des écuries, dont on observe les trajectoires évoluer au gré des coups de maître et des coups de pute. Chaque saison terminée, on n’a qu’une envie : passer son dimanche à regarder de voitures tourner autour d’un circuit à l’autre bout du monde, dans l’espoir de retrouver les frissons de la série. En vain évidemment. C’est exactement ce même principe qui s’applique à Miss Americana, le documentaire, lui aussi distribué par Netflix, consacré à Taylor Swift. Si vous n’aviez jamais écouté Taylor Swift auparavant, vous serez pris d’une irrépressible envie de streamer ses plus gros tubes pour revivre les émotions du documentaire, en vain là aussi.

En d’autres termes, pas besoin d’être un fan de madame pour dévorer cet objet. Dépassant largement le strict cadre de l’hagiographie filmée, Miss Americana élève au rang d’art l’exercice très polissé du portrait de pop star. Ne jouant pas inutilement les prolongations (on est sous la barre des 90 minutes), Miss Americana dresse le portrait sans fard d’une artiste dont le storytelling a été totalement confisqué par les magazines people, les talk-shows et les rageux qui pullulent sur les réseaux sociaux – il faut d’ailleurs voir combien leur utilisation est d’une importance délirante quand on observe la tension qui entoure la publication par Taylor Swift sur son compte Instagram d’un post dans lequel elle annonce son soutien à un candidat démocrate aux élections sénatoriales de 2016.

De par son statut de pop star parmi les plus importantes de son époque, Taylor Swift a appris à être dans le damage control permanent, à ne laisser filtrer qu’un minimum d’informations sur sa vie privée – un luxe réservé aux vraies stars quand on y réfléchit bien. Mais à travers les différentes séquences de Miss Americana, c’est d’abord les failles d’une artiste capable par ailleurs de tenir en haleine des stades entiers qui apparaissent au grand jour – les dommages causés par le « Imma let you finish » de Kanye West aux VMA 2009, sa lutte contre des penchants anorexiques ou l’objectification contre laquelle elle entreprend de lutter tout en jouant le jeu d’une industrie qui en a fait l’une de ses marques de fabrique.

Porté par un élan féministe exemplaire, Miss Americana est aussi le portrait d’une artiste qui, à l’image d’une Lorde, semble s’épanouir dans un processus créatif d’une simplicité qui contraste avec le gigantisme des tournées qui s’enchaînent. C’est ce qu’on appelle remettre les pendules à l’heure.