Dossier

Marque ta Page # 2

par la rédaction, le 10 mai 2017

Histoire de se saisir pleinement d’une œuvre, la posture idéale que toute rédaction devrait adopter tient dans ce seul credo hâte-toi lentement. Chez Goûte Mes Disques, on tente déjà de le respecter en ne cédant pas à la tendance moderne selon laquelle l’actualité ne pourrait être traitée qu’en 140 caractères, et qui finit par nous flanquer la musique au cœur d’un bordel mal éclairé, façon chrono-stock. Malheureusement, le temps manque pour tout le monde. On s’est donc proposé de vous en faire gagner en sélectionnant le meilleur de ceux qui l’ont pris, au travers de la présentation de trois ouvrages récents, et d’un oldie, qui déplient avec talent l’une ou l’autre dimension de la musique.

Jewish Gangsta

Karim Madani

Avec Jewish Gangsta, Karim Madani grave un nouveau trait sur le superbe tableau de chasse de la clique Marchialy. Autant dire d’emblée que l’on se trouve devant un incontournable – comme le sont Tokyo Vice et L’or et l’obscurité, parus également sous l’enseigne de la jeune maison d’édition qui s’applique à remplir nos rayons francophones de narrative non-fiction. Au travers de cette « littérature du réel », avec laquelle des enquêtes de terrain deviennent le matériau d’une création esthétique, Jewish Gangsta propose une came de qualité capable de fournir son trip à tout type de consommateur : du mélomane aux adeptes de romans noirs, du soiffard de savoirs aux accrocs de la gâchette, du lecteur académique aux éclatés du divertissement. Karim Madani y relate son parcours de jeune chroniqueur spécialiste en musiques urbaines, lorsqu’il arpentait le New York des 90’s à la recherche d’un artiste émergeant. Au détour d’un disque trouvé dans le fond d’un bac et de plusieurs rencontres, il sera mis en contact avec la marge de Brooklyn, celle qui rappelle la Yiddish Connection des années 30, façon crapules modernes faites de gangbangers, drug dealers and gunslingers. En résumé : les goons. Mais ce récit emmène le lecteur bien plus loin que des simples histoires de gangs. Il s’agit d’une véritable fresque sociale d’un type particulier de petites frappes, franchement hardcores, qui connaissent le « Lifestylez ov da Poor and Dangerous ». Quatre destins croisés sont ainsi contés, notamment celui du Mc Necro et de son frère Ill Bill, avec un phrasé superbe que Madani double d’un humour tout terrain, aussi bien caustique que léger, sous une poésie lumineuse de la crasse et des coups de boules. Au centre, perdure la musique qui reflète ce milieu, entre fantasmes hallucinés et rêveries porno-gore pleines de sonorités hard rock, sans jamais lâcher la rue, au point d’en être le témoin privilégié comme le rappelle Madani au sujet du disque Saturday Night ! de Schoolly D, « tellement balistique que les types de la criminelle à Philly l’écoutent en boucle pour tenter de relier un coup à un flingue. » En définitive, un texte précieux qui porte tant dans son expression que dans son contenu the Strengh of the Street Knowledge.

MADANI (Karim), Jewish Gangsta.
Paris, Marchialy, 2017, 190 p.

Contrôle. Comment s'inventa l'art de la manipulation sonore

Juliette Volcler

Contrôle. Comment s’inventa l’art de la manipulation sonore traite moins de bricolages acoustiques que d’influences psychiques à l’aide de ces derniers. Les deux processus sont évidemment liés. Pour susciter une émotion chez un auditeur à partir d’un bruit, il convient de s’assurer de son efficacité, tant au niveau de son adéquation que de son rendement, jusqu’à produire de nouvelles sonorités si nécessaire. Mais quel son provoquerait des sentiments relatifs à la peur ou à la tranquillité ? Ce sont des questions que s’est posé Harold Burris-Meyer, personnage intrigant ayant traversé tout le XXe siècle en imprimant sa science dans les réflexions techniques et psycho-acoustiques qui persistent encore de nos jours. L’ouvrage de Juliette Volcler se consacre d’ailleurs majoritairement à l’histoire de cet homme, sans pour autant abandonner le contexte socio-historique global avec lequel il entre en dialogue. Et si on peut éventuellement reprocher à l’auteur des expressions parfois fanatiques, du moins trop fascinées, il faut néanmoins la féliciter pour le travail critique qu’elle opère à l’égard des mécanismes de domination dont se sert encore notre société. Ceci bien au-delà des sélections particulières de musiques qui sont par exemple diffusées dans les supermarchés afin d’accroître la consommation. Parce qu’il s’agit de cela : des hommes ont projeté de réduire l’art et les émotions à des chiffres, des données, dans le but de les contrôler. Le parcours de Burris-Meyer, comme la structure de l’ouvrage, illustre la progression de ces réflexions avec les enjeux qu’elles brassent : du théâtre à l’industrie, avant de trouver leur application en situation de guerre. Les deux dernières finissent par se confondre, lorsque les studios Disney affirment que l’art n’a pas sa place dans leur travail. Une logique de la performance menée à son comble. On peut cependant se réjouir de découvrir que les progrès décrits par Juliette Volcler, comme leurs recherches, servent aussi des causes plus nobles, puisque, sans la somme de leurs explorations, la matière que l’on s’injecte tous les jours dans les tympans, le cœur et les neurones, n’aurait probablement jamais eu cette saveur puissante, féroce, typique de la modernité.

VOLCLER (Juliette), Contrôle. Comment s'inventa l'art de la manipulation sonore.
Paris, La Découverte / Cité de la musique-Philarmonie de Paris, 2017, 160 p.

Cured. Two Imaginary Boys

Lol Tolhurst

Devenue mythique pour les fans du groupe, la misérable petite ville de Crawley n’a pourtant rien pour séduire. Banlieue londonienne moyenne où la morosité ambiante des 70’s n’a d’égal que l’amertume des bières qui se vident dans le pub du coin, c’est pourtant ce paysage peu réjouissant qui va voir naître The Cure. Originaire du coin, Laurence « Lol » Tolhurst et Robert Smith grandissent ensemble, nourrissent une passion commune pour la musique et les fringues façon « friperie ». Pas à pas, Cured nous invite à suivre l’histoire des Two imaginary boys depuis leur rencontre sur les bancs de l'école primaire, en passant par leurs premiers concerts dans les coins de bars miteux et l'enregistrement des premiers albums, jusqu’à leur succès interplanétaire et les grosses scènes qui vont avec. En trame de fond, on retrouve l'amitié profonde qui lie Lol et Robert, mais surtout l'admiration que nourrit le premier pour le deuxième. Les anecdotes sont nombreuses (vous saviez que le jeune Lol avait pissé sur Billy Idol ?), pas toujours intéressantes et c’est peut-être là que le bât blesse dans ce livre, car avoir vécu une histoire incroyable et pouvoir la raconter sont deux choses diamétralement opposées. Si les premières années de pure extase et d’insouciance sont les plus exaltantes pour Lol, ce sont aussi celles qui manquent le plus de relief dans ce récit. Paradoxalement, et comme s’il était plus facile de créer l’empathie chez le lecteur, ce sont les années d’autodestruction et de déchéances que va traverser l'auteur qui sont les mieux relatées. Poursuivi par l'alcool comme par son ombre, Tolhurst décrit de façon très humaine et réaliste les répercussions que va voir son comportement sur sa vie, son groupe et ses relations. On perçoit alors vite le côté cathartique recherché par Laurence Tolhurst et la nécessité pour lui d'exprimer ses regrets, de clamer haut et fort son admiration pour son ami (le respect de Lol pour Robert est infini) et l’occasion de dire publiquement que les années sombres sont bel et bien derrière lui. Cured n'est pas l’histoire de The Cure, ce livre est l’histoire vraie de Laurence Tolhurst, un jeune anglais banal et rêveur – et accessoirement membre de The Cure – confronté à ses pires démons lorsqu'il se retrouve propulsé en star internationale.

TOLHURST (Lol), Cured. Two Imaginary Boys.
Marseille, Le mot et le reste, 2017, 432 p.

Girl In A Band

Kim Gordon

Girl In A Band aurait été titré « A Girl and A Band » qu’il n’en aurait été que plus explicite. En effet, ce mémoire de Kim Gordon, bassiste des cultes Sonic Youth, est clairement séparé en deux parties, dont la première s’étire sur son enfance, les difficultés rencontrées par son grand frère frappé par la maladie mentale et les raisons qui ont selon elle forgé sa personnalité, enfin, ce qui l’a amené à la musique : un concentré d’influences artistiques et familiales. Il faut attendre la page 169, soit la moitié du livre, pour que commence à être évoqué sérieusement le parcours musical de Sonic Youth, et encore cette description n'est que parcellaire, se focalisant sur les aspects les plus saillants – toujours selon Kim Gordon – de leur discographie. Pour les musicologues que nous sommes, ce sont évidemment les pages les plus intéressantes. Cette dualité de thème est accompagnée par une dualité de lieux, l’enfance en Californie en miroir de la vie d’adulte et de musicienne à New York puis dans le Massachusetts. Au gré des pages, on croise une foule de personnages attendus (Neil Young, Kurt Cobain, Spike Jonze, Sofia Coppola, Kim Deal, Gus Van Sant) ou moins (LL Cool J, Keanu Reeves, Danny Elfman...). On en profite pour glaner quelques informations, comme l’origine de la pochette de Daydream Nation, ou le fait que le producteur de ce disque est un certain Nick Sansano qui bossera quelques années après sur les albums d'IAM et Akhenaton. L’autre clé de lecture de Girl In A Band réside dans la tragédie, au sens premier du terme, une histoire dont on sait dès les premiers mots qu’elle finira mal. Le premier chapitre narre par le menu l’ultime concert de Sonic Youth, avant leur split dû à la séparation de Gordon et de Moore pour cause d’infidélités chroniques de ce dernier. L’histoire est connue, mais sous la plume de la bassiste elle prend la forme d’une thérapie, hantée par les ombres de son ex-compagnon, de sa fille et de ses compagnons de route, parcourue par un questionnement chronique sur son statut d’épouse et de mère dans le rock. Les photos tirées de la collection personnelle de l’artiste, la montrant à tout âge fragile et solide à la fois, illustrent parfaitement les doutes de cette artiste, si personnels et en même temps universels.

GORDON (Kim), Girl In A Band.
Marseille, Le mot et le reste, 2017 [2015], 360 p.