Dossier

Marque ta Page #12

par la rédaction, le 12 avril 2021

Histoire de se saisir pleinement d’une œuvre, la posture idéale que toute rédaction devrait adopter tient dans ce seul credo hâte-toi lentement. Chez Goûte Mes Disques, on tente déjà de le respecter en ne cédant pas à la tendance moderne selon laquelle l’actualité ne pourrait être traitée qu’en 140 caractères, et qui finit par nous flanquer la musique au cœur d’un bordel mal éclairé, façon chrono-stock. Malheureusement, le temps manque pour tout le monde. On s’est donc proposé de vous en faire gagner en sélectionnant le meilleur de ceux qui l’ont pris, au travers de la présentation de trois ouvrages récents, et d’un oldie, qui déplient avec talent l’une ou l’autre dimension de la musique.

Hot, Cool & Vicious : genre, race et sexualité dans le rap états-unien

Keivan Djavadzadeh

Il ne fait aucun doute que les rappeuses ont la cote aujourd'hui. Alors que Megan Thee Stallion, Cardi B, Nicki Minaj et toutes leurs consœurs continuent d'affoler les compteurs, Keivan Djavadzadeh a profité de cet âge d'or pour interroger la représentation des rappeuses américaines dans la culture populaire. En reliant le titre de son ouvrage à celui du célèbre album des Salt-N-Pepa, l'auteur, maître de conférence et chercheur à l'Université Paris 8, a souhaité redonner aux rappeuses la place qu'elles méritaient dans l'histoire du mouvement hip-hop. Profitant du fait que le rap constituait un des rares domaines où les jeunes femmes noires – doublement marginalisées à cause de leur ethnie et de leur genre – pouvaient enfin s'exprimer, raconter leur vécu et contester les représentations dominantes, ces dernières y ont en effet élaboré et subverti pendant plus de quatre décennies les représentations liées au genre, à l'ethnie et à la sexualité.

La première des cinq parties du livre retrace de manière synthétique le parcours des rappeuses tout au long de l'histoire du rap, en mettant dès le départ en lumière les méconnues Lady D, Paulett & Tanya Winley, Lady B, et The Sequence qui enregistrent toutes un morceau en 1979, l'année de sortie du mythique "Rapper's Delight". Les autres chapitres présentent d'un point de vue socio-historique le rôle et l'impact qu'ont eu les rappeuses sur des thématiques comme l'appropriation des codes du gangsta rap, l'affirmation de leur sexualité, l'engagement politique et le rapport mouvementé au féminisme. Si les deux premiers thèmes ont déjà fait l'objet d'ouvrages (dont Ladies first : Une anthologie du rap féminin en 100 albums de Sylvain Bertot dont on vous a parlé), le dernier chapitre retrace d'une manière nouvelle l'évolution du rapport que les rappeuses ont entretenu avec le féminisme : bien qu'elles aient d'abord rejeté un féminisme qu'elles considéraient alors comme trop blanc, trop bourgeois et trop élitiste, elles ont par la suite rejoint le Black Feminism, pour enfin défendre un féminisme sororal, pluriel, intersectionnel et inclusif, davantage appropriable et plus accessible avec l'essor des réseaux sociaux. 

Elément important : le livre évite le trop plein d'érudition universitaire. Les références à Tricia Rose, Kimberlé Crenshaw, Judith Butler, Bell Hooks, Alice Walker, Beverley Skeggs et Nancy Fraser s'intègrent parfaitement dans l'essai et viennent l'enrichir plutôt que l'encombrer. Et c'est avec un solide travail de documentation que l'auteur parvient à faire dialoguer les discours de ces chercheuses avec les paroles et les interviews des rappeuses. Ce sont d'ailleurs ces multiples points de vue parfois très différents, mis en tension les uns avec les autres, qui évitent l'écueil de considérer que les rappeuses forment une entité homogène avec moins de nuances que leurs homologues masculins. Hot, Cool & Vicious : Genre, race et sexualité dans le rap états-unien est donc un livre brillant et accessible, à mettre entre toutes les mains, et ce, que l'on soit amateur.ice ou non du genre musical le plus populaire en ce début de décennie.

(Ludo)

DJAVADZADEH (Keivan), Hot, Cool & Vicious : genre, race et sexualité dans le rap états-unien.
Paris, Amsterdam, 2021, 240 pages.

Plaisirs (non) coupables

Chilly Gonzales

Chilly Gonzales fait partie d’un club assez exclusif, celui des gens unanimement appréciés. Le Canadien désormais installé à Cologne est une sorte de Jean-Jacques Goldman de la génération Y; un musicien tout à fait crédible quand il parle de rap, de jazz ou de musique classique, mais aussi quand il s’attaque à tous ces genres sur ses albums. Celui que l'on surnomme Gonzo n’a aucun mal à jongler entre ses masterclass de piano, ses albums sur Deutsche Grammophon, une apparition sur l’album de Katerine aux côtés d’Angèle, ou un Christmas Special pour Arte, tout cela sans que cela n’altère son capital cool. Au contraire, celui-ci n’a jamais été aussi élevé. Aussi, voir le recordman du plus long concert du monde prendre la plume pour une maison d’édition aussi prestigieuse que Flammarion relève de la suite logique pour la personnalité préférée des hipsters.

Fidèle à sa réputation de poil-à-gratter de la pop culture, Chilly Gonzales se lance dans une entreprise qui serait jugée casse-gueule si elle n’était pas confiée à quelqu’un d’aussi fantasque que lui : parler de nos goûts musicaux, de l’image que l’on s’en fait, et de la manière dont ils peuvent se former, en prenant pour point de départ son amour – véritable et sincère – pour le travail, non pas d’un obscur jazzmen ou d’une éminence grise de la pop, mais bien d’Enya. En effet, c’est l’œuvre de de cette Irlandaise dont les plus grands tubes ont accompagné la révolution New Age dans les années 90 qui sert de fil rouge à Plaisirs (non) coupables, court récit (en une grosse heure de lecture, l’affaire est réglée) qui oscille assez habilement entre récits autobiographiques et réflexions sur le monde de la musique et son fonctionnement. Il faut dire que Chilly Gonzales a travaillé avec suffisamment de beau monde (Daft Punk, Boys Noize ou Jarvis Cocker) et tenté suffisamment de jolies choses pour garnir son ouvrage en anecdotes croustillantes – ses saillies sur les musiciens de studio ou les railleries à l’égard du connard élitiste qu’il fut dans sa jeunesse sont à ce titre particulièrement savoureuses.

Mais ce qui rend ce petit livre si attachant, c’est la simplicité avec laquelle Chilly Gonzales se livre et s’adresse à son public. Le bonhomme est érudit, et pourrait nous noyer dans son savoir, mais il préfère s’abaisser au niveau de son lecteur plutôt que de lui demander de faire l’effort de se mettre au sien – et heureusement, d’ailleurs. Du coup, quand Chilly nous raconte qu’il a pu par le passé être un imposteur qui utilisait la musique uniquement pour impressionner les gens, ou comment, dans sa jeunesse, il s’est forcé à aimer Pavement juste pour être cool, le musicien raté ou l’ado timide qui sommeille en nous se réveille, et se dit qu'il pourrait passer une excellente soirée avec ce gars-là à boire des mousses et refaire le monde. Et ce qu’il y a de génial avec cet ouvrage, c’est qu’il nous fait croire que c’est tout à fait possible. Quel homme.

(Jeff)

GONZALES (Chilly), Plaisirs (non) coupables.
Paris, Flammarion, 2020, 96 p.

Je n’aime que la musique triste

Adriend Durand

On l'avouera sans trop de détours : tout journalistes musicaux autoproclamés que nous sommes, on n'aspire qu'à raconter notre vie à travers la musique. N'y cherchez pas une affaire d'égo : on a toujours le sentiment que nos papiers préférés sont ceux qui parlent de la musique (un peu), et de nous (beaucoup). C'est aussi ça qui explique qu'on choisisse de ne pas de chroniquer le dernier Tame Impala pour lui préférer un disque autrement plus confidentiel qui nous vaudra de bien meilleures punchlines plutôt qu'une somme d'informations documentaires ou de comparaisons foireuses.

Et à le lire, on a l'impression qu'il en va de même pour Adrian Durand : avec son magazine Le Gospel d'abord (qu'on ne saurait trop vous recommander), puis avec son second livre qui nous intéresse ici, le bonhomme semble souffrir de ce même syndrome de boomer post-génération Y : "Certes, on se ferait moins chier à en parler sur une story instagram, mais on va préférer écrire un long pamphlet sur ce groupe d'hardcore lillois qui nous obsède et qui score injustement 200 followers sur Facebook ". Le journaliste semble ainsi animé par la beauté du geste, et cette envie de placer son sujet dans le meilleur écrin possible, qu'il s'agisse d'un groupe de vieux briscards qui traverse les époques comme de la dernière sensation R&B qui met tout le monde d'accord.

Écrit en plein confinement l'an passé, Je n'aime que la musique triste ressemble moins à un manifeste des musiques qui se jouent en mineur que (là encore) à une envie de parler de soi, avec en arrière-fond une bande sonore soigneusement choisie pour illustrer sa vie. C'est une somme de petites histoires personnelles transformant des détails du quotidien en prétextes pour écouter de la musique et en parler - on couvre ici un spectre qui va des chiottes de bar jusqu'au yaourt pour endormir son gamin le soir. Véritable recueil d'amoureux de la musique, Je n'aime que la musique triste a beau être intégralement rédigé à la première personne, il résonne avec une étrange familiarité aux yeux (et aux oreilles) de tout le monde, et se lit d'une traite, sans douleur - probablement comme il a été écrit, d'ailleurs.

(Aurélien)

DURAND (Adrien), Je n’aime que la musique triste.
S.l., Le Gospel « de poche », 2021, 118 p.

Symphonie pour pixels

Aurélien Simon

Que toute musique soit conditionnée à exister par la matière à travers laquelle on l’exprime, c’est une chose bien évidente, mais qu’on oublie facilement en se laissant aller à la spiritualité très « abstraite » de notre ambient préféré, et surtout, de la musique qu’on appelle communément « classique ». Alors quand on parle de jeux vidéo, l’histoire de la musique qu’on peut y entendre trouve moins sa complexité dans l’histoire de sa composition que dans celle de sa seule possibilité. Que peut-on espérer, quand on n’a qu’une simple puce sonore, capable de produire deux pauvres « bips » pour Pong ? D’où le paradoxe du projet tout particulier d’Aurélien Simon, qui a cherché à retracer l’histoire primitive de la musique de jeux vidéo à travers son aspect symphonique. Pour jouer à Space Invaders et penser à de la musique orchestrale, il faut déjà se lever tôt, tant les sonorités des premières bornes d’arcade et machines Atari semblent pauvres aujourd’hui.

Symphonie pour pixels nous apprend pourtant que, dès le début des années 1980, des thèmes de Chopin ou de Grieg se glissent dans des jeux. C’est à partir du format disque et des jeux FMV que tout bascule : désormais capable d’embarquer des vidéos ou des pistes sonores importées d’un ordinateur, le jeu vidéo doit choisir son histoire. De M.A.C.H. 3 et la première musique orchestrale embarquée jusqu’à la transposition des bandes originales cinématographiques pour leurs adaptations vidéoludiques, le parcours est en réalité bien plus complexe qu’on y pense, et passera notamment par le Japon, et toute la problématique du RPG medevial-fantasy supportant mal autre chose qu’une musique symphonique.

À travers une foule d’exemples de jeux souvent méconnus aujourd’hui (en tout cas par nous), le travail d’Aurélien Simon a ceci de particulièrement rafraîchissant qu’il propose de regarder l’histoire de la musique de jeux vidéo comme une partie intégrante et toujours en réflexion de l’histoire de la musique savante, au lieu de rester dans le lieu commun de son lieu avec la pop ou l’ambient japonaise. Un must-have très fouillé pour les amateurs·rices du JV.

(Emile)

SIMON (Aurélien) Symphonie pour pixels : une histoire de la musique de jeu vidéo.
Montreuil, Omake Books, 2020, 223 p.