Dossier

Marque ta Page #10

par la rédaction, le 23 juillet 2020

Histoire de se saisir pleinement d’une œuvre, la posture idéale que toute rédaction devrait adopter tient dans ce seul credo hâte-toi lentement. Chez Goûte Mes Disques, on tente déjà de le respecter en ne cédant pas à la tendance moderne selon laquelle l’actualité ne pourrait être traitée qu’en 140 caractères, et qui finit par nous flanquer la musique au cœur d’un bordel mal éclairé, façon chrono-stock. Malheureusement, le temps manque pour tout le monde. On s’est donc proposé de vous en faire gagner en sélectionnant le meilleur de ceux qui l’ont pris, au travers de la présentation de trois ouvrages récents, et d’un oldie, qui déplient avec talent l’une ou l’autre dimension de la musique.

Cooking by The Book Vol. 3 : Lil Wayne & the Hot Boy$

Nicolas Pellion

Quiconque a déjà lu, ou simplement écouté Nicolas Pellion, sait combien il est un OVNI dans un milieu rap complaisant. Plume singulière, fanatique du cinéma de genre et de l'œuvre de Philip K. Dick, le garçon est un storyteller né, une éponge dotée d'un sixième sens pour croquer le portrait de gueules cassées de la musique des années 2000. Avec la série Cooking by the book, parue en petit tirage aux éditions FP&CF, il poursuit un travail entamé sur son site Pure Baking Soda, et s'invite cette fois dans nos bibliothèques, fidèle à son éthique de travail : le rythme de publication est espacé, les visions qu'il propose se méritent, et la galerie de portraits qu'il aborde s'accompagne des illustrations d'un Hector de la Vallée au sommet de son art.

Après deux volumes consacrés à OutKast et E-40, c'est à Lil Wayne que ce troisième volume a choisi de rendre hommage. Et les plus fidèles lecteurs de PBS savent que ça va être exceptionnel : l'ombre de Dwayne Carter est omniprésente dans une grande majorité des portraits qu'il dresse. Ici, en tous cas, la tâche est colossale : réussir à expliquer aux quidams et aux gardiens du temple comment Lil Wayne a été l'anomalie qui a créé la norme ; l'intention qui a bousculé les codes du rap jusqu'à les remodeler, tant dans son écriture viscérale que dans son interprétation robotique. Une mission que ce volume remplit bien volontiers, dans un traitement absolument princier : plus encore que d'habitude, la plume de Pellion est insolente de grandeur et d'expressionnisme, dressant un portrait lunaire mais sans aucune complaisance, et offrant une perspective passionnante du personnage en passant en revue son enfance bousculée, ses gammes au sein des Hot Boy$, ou encore son lien vicié avec le démoniaque Birdman.

Le tout tient dans un recueil aussi concis que complet, en forme d'introduction parfaite à ce véritable Robert Johnson des années 2000, qui se raconte ici par le prisme d'un récit plein de poésie, et paré d'une noirceur qui n'a d'égal que la justesse qui habite chaque page. Surtout, ce CBTB réussit à être accessible sans être vulgaire, et c'est ce qui donne envie de se replonger, encore et encore, dans ce parfait compagnon de route sur mesure pour revisiter les fascinantes chutes de studio de l'ère Tha Carter III. Cette fois-ci, dans un éclairage tout à fait différent.

PELLION (Nicolas), Cooking by The Book Vol. 3 : Lil Wayne & the Hot Boy$.
Paris, FP&CF, 2020, Fanzine.

Dark Was The Night

Grégoire Hervier

Un des grands mythes fondateurs de la culture rock s’attache à la légende du bluesman Robert Johnson qui, un soir, aux abords d’un carrefour, aurait vendu son âme au diable afin de devenir le virtuose que l’on connaît. Pour son Dark Was The Night, qui aborde la figure de ce dernier, Grégoire Hervier a justement choisi de ne pas broder autour de cette histoire éculée – bien que son aura mystique le traverse inévitablement – pour se pencher plutôt sur un autre mystère laissé par l’artiste à la carrière fulgurante : décédé à 27 ans – fondant ainsi le célèbre club – Robert Johnson n’aurait eu le temps d’enregistrer qu’une salve de 29 chansons ; il subsisterait quelque part, toujours selon la légende, un trentième morceau au sujet duquel on ne sait strictement rien. C’était évidemment sans compter sur un coup de téléphone qui allait lancer le héros de cette nouvelle dans une chasse au trésor toute particulière, entre polar et histoire de la musique.

Hervier s’était déjà plié à l’exercice de vouloir combiner enquête et culture musicale, notamment dans son roman Vintage dont l’intrigue tournait autour d’une guitare mythique. Son souffle dans le genre était donc bien rôdé, avant même qu’il n’entreprenne l’écriture de Dark Was The Night sur une distance nettement plus courte, puisqu’il s’agit là d’une nouvelle de 50 pages – sans compter la trentaine de feuillets éclairés qui se destinent à présenter une playliste thématique. Certains pourront dès lors trouver ce récit trop maigre, trop peu dense, mais c’est précisément au travers de cette concentration essentielle que le texte trouve sa force. Celui-ci ne s’embarrasse pas de chercher à poser des existences : seules la chanson et sa recherche comptent. L’obsession devient celle du lecteur, initié ou non. Véritable shot de culture, de suspens et de flèches visionnaires, Dark Was The Night donne un sens aux innombrables anecdotes dont regorge le rock’n’roll – qui doit probablement avoir perdu de sa superbe à force d’être pris pour un phénomène de foire bradé. Une fois ce sensationnalisme-là mis à l’écart, ne reste que la passion : il ne s’agit ici que de cela.

HERVIER (Grégoire), Dark Was The Night.
Vauvert, Au Diable vauvert, 2020, 96 p.

Manière de voir # 171 : Musique et Politique

Le Monde diplomatique

Cela fait un moment que l’idée d’un art musical éthéré et détaché des problématiques sociales et économiques est une idée qui ne fait plus sens. Outil de combat politique, manifeste de générations entières, ou tout simplement miroir des aspérités de notre monde, la musique n’est plus considérée comme ce qui permet de s’en échapper. Pour leur numéro d’été 2020, le magazine du Monde diplomatique s’attache à parcourir et revisiter les liens qui unissent musique et politique. À la différence de leur numéro #148 qui s’interrogeait sur le rôle social de l’artiste, on traverse ici tout ce qui rend la musique politique : l’inscription de ses genres et sous-genres dans des contextes socio-économiques, son utilisation dans les luttes sociales, mais aussi, plus esthétiquement, la forme même de sa composition ou de son écoute.

Toute la première partie propose un panorama micro-historique de la façon avec laquelle des États ou des entreprises se positionnent par rapport à des artistes ou des genres entiers. On y comprend par exemple la relation tumultueuse que la Chine entretient avec le rock’n’roll, oscillant radicalement entre une sous-culture dont on se passe les disques sous le manteau et un genre voué à une propagande d’État. On y entend comment le ragga dancehall est devenu une voix pour les immigrés jamaïcains aux États-Unis, ou comment ce même gouvernement états-unien a beaucoup œuvré pour faire en sorte que la country reste une musique de droite, alors qu’elle pourrait être perçue comme un ensemble bien plus complexe, comme le montrent les dernières productions de Lil Nas X ou de Beyoncé.

Dans ce passage en revue d’une qualité exceptionnelle, on remarque néanmoins un écart entre un gros must-read, se détachant du reste avec l’article sur la façon dont les villes et les entreprises utilisent le « marketing sonore », et le papier assez décevant sur le devenir-mainstream du rap français. Il est d’ailleurs à noter que la série « Manière de voir » du Monde diplomatique « donne à lire des articles tirés des archives […] ayant fait l’objet d’un minutieux travail d’actualisation et de remise en contexte » – quelques propos, malgré leur finesse, peuvent ainsi parfois dater. Pour les deux tiers restants ? Et bien on vous réserve la surprise en vous procurant la revue dans toute bonne librairie ou maison de la presse, parce que c’est, comme d’habitude, une lecture qui fait du bien.

LAMBERT (Renaud) et PIEILLER (Evelyne), éd., Le Monde diplomatique. Manière de Voir : Musique et Politique,
juin-juillet 2020, 100 p.

1000 Record Covers

Michael Ochs

C’est un grand classique de la visite du souk, à la recherche de cette magnifique imitation d’un sac LV à damiers ou de ce tricot Balenciaga que l’on croirait sorti des ateliers parisiens de la marque. Dès que le chaland s’approche un peu trop de la marchandise convoitée, le vendeur lui oppose un « Plaisir des yeux seulement ».

De manière générale, nos disquaires sont un peu moins extrémistes avec leur marchandise, qu’il est toujours possible de juger sur pièces, mais s’il est bien un support qu’il est particulièrement agréable d’acheter avec les yeux, c’est bien la musique. Lire des chroniques, se fier aux avis de potes au fait des dernières tendances ou suivre benoîtement les recommandations d’un algorithme, font partie de nos habitudes de consommateur moderne, mais l’écoute curieuse ou l’achat impulsif sur base d’une belle pochette sont des pratiques peut-être encore plus grisantes en ce sens qu’elles relèvent souvent de la loterie – quand on quitte certains poncifs stylistiques dont certains genres n’arriveront jamais à se défaire (coucou le métal).

C’est donc à votre amour de la belle pochette que Taschen fait les yeux doux avec 1000 Record Covers qui, comme son nom l’indique, enquille tout bêtement un millier de pochettes couvrant les années 60, 70, 80 et 90, et toutes piochées dans la collection personnelle de Michael Ochs, collectionneur compulsif que le New York Times considère par ailleurs comme « la première source de photographie musicale au monde ». De cette collection titanesque, ce ne sont pas toujours les références les plus essentielles qui ont les honneurs d’une inclusion dans la liste, mais bien les pochettes les plus élégantes ou originales, et dont le pouvoir d’attraction naturel qui s’en dégage vous donne instantanément envie d’en savoir plus. Avec à la clé des belles surprises qui sont aussi nombreuses que les déconvenues, et des incursions dans des genres musicaux que l’on fréquente d’habitude peu – quand ce n’est tout simplement pas seulement la bonne occasion pour enfin écouter ce disque de Ray Charles, de XTC ou de The Grateful Dead qui vous faisaient de l’œil depuis si longtemps dans les bacs de votre disquaire favori. Les amoureux du risque apprécieront.

OCHS (Michael) 1000 Record Covers.
Cologne, Taschen « Bibliotheca Universalis », 1996, 576 p.