Dossier

In Dust We Trust #24

par la rédaction, le 20 juin 2023

À la fois aubaine et business, l’exercice de la réédition du classique (avéré ou qui s’ignore) et de l’excavation de vieilleries disparues du circuit implique chez l’auditeur un peu curieux une occupation assez conséquente du temps de cerveau disponible. Histoire de vous aider à y voir un peu plus clair dans cette jungle, GMD a lancé In Dust We Trust, sélection vaguement trimestrielle de ce qui a mobilisé notre temps de cerveau.

DEK

1981-1987 (Vol. 1)

Et si le punk n’était jamais aussi beau que lorsqu’il est mort ? Au moment où le punk n’est déjà plus vraiment lui-même et commence à instaurer une mode (salutaire par ailleurs) qui le détruit en même temps qu’elle l’érige, DEK semble complètement déconnecté. Déconnecté de la technique, des questions de virtuosité, des questions de marketing musical; mais jamais déconnecté de la créativité. On s’amuse, on joue bien des instruments, on joue mal des instruments, on sample, on rigole, et ce qui semble parti d’une occasion rêvée devient rapidement un micro-label. En ressortant ces enregistrements de sessions et de maxis originellement pris sur un magnétophone Revox, Jelodanti Records offre un vrai document à l’histoire française des musiques audacieuses. En acceptant de mettre la lumière sur une communauté artistique qui n’a peut-être pas eu tant d’héritage (et encore, c’est à prouver), le premier volume de cette anthologie DEK donne tout simplement envie d’échapper à l’actualité et au fil de l’histoire pour se concentrer sur ce que c’est que de créer à plusieurs. On aurait voulu vivre en Provence au début des années 1980, et être invité à passer quelques soirées dans cette cave voûtée où ces titres ont été enregistrés ; et si on ferme les yeux, on y parvient presque. (Emile)

Shifted Phases

The Cosmic Memoirs of the Late Great Rupert J. Rosinthrope

A l’heure où l’idéologie techno-solutionniste de nos élites redouble de vigueur pour nous faire miroiter un avenir radieux où les machines seraient nos planches de salut, l’œuvre de James Stinson (moitié des mythiques Drexciya) reste d’une criante actualité pour combattre ces dogmes fumeux. Afin de déconstruire l’illusion des apôtres du Progrès, James Stinson avait enfilé un énième alias, Shifted Phases, pour expérimenter son electro-techno rêche et purgée de toute trace d’humanité. Pan méconnu du célèbre rejeton de Detroit, Shifted Phases n’avait pas connu de réédition depuis sa parution en 2002, date qui coïncide également avec la disparition tragique de Stinson. 21 ans après, The Cosmic Memoirs of the Late Great Rupert J. Rosinthrope paraît être la bande-son taillée pour l’avènement de ChatGPT - et pour le lent crépuscule de nos civilisations. Un son techno-futuriste et froid façonné par les machines, d’où émerge toujours cet étrange groove qui fait toute la singularité de Drexciya. D’une grande immédiateté, fondé sur des motifs en apparence assez simples, The Cosmic Memoirs of the Late Great Rupert J. Rosinthrope se révèle au fil des écoutes, quand on en découvre les innombrables couches. Découverte pour les uns, redécouverte pour les autres, Shifted Phases garde une place de choix dans l’impeccable catalogue du duo américain. (Bastien)

Various Artists

À moi la liberté / Early Electronic Raï - Algérie (1983-1990)

Le raï est une mine. Une mine d’or pour les diggeurs·euses, avides de ce mélange si actuel de chanson, de musique trad, de funk, de rock, complètement fongible dans les musiques électroniques et qui a trouvé dans le hip-hop puis dans la house un tremplin vers une célébrité toujours active. C’est la lave de cette mine, la chaleur permanente de la ville d’Oran, à l’histoire si cosmopolite. La capitale du raï est une ville dans laquelle la religion, le conservatisme et la morosité sont suffisamment tenus à l’écart pour apparaître comme une situation exceptionnelle. Comme sa musique, c’est une cité qui se permet énormément de liberté, et qui sera souvent rappelée à l’ordre par l’ordre établi. À commencer par Cheb Hasni, figure de proue du raï oranien, qui sera assassiné à 26 ans par un groupe islamiste. Collectivement, l’État algérien demande aux labels de moraliser les paroles, on nationalise les festivals de raï, bref : de la même manière que le rap en France à la même époque (mais pour d’autres raisons), le raï fait peur. Dans la compilation signée Born Bad Records, on entend toute l’énergie créatrice du mouvement. La rapidité enivrante de Chaba Fadila, l’amoureuse façon dont Cheb Djalal électronise les sonorités folk de l’Algérie, les boîtes à rythme de Chaba Amel, tout étonne et danse dans cette anthologie des débuts. (Emile)

The Kinks

The Journey Pt. 1

“Ask yourself the question, is this journey really necessary? Yes!”. Ray Davies aurait tout pour s’enrouler dans la mélancolie, mais le sourire est plus sincère qu’il n’y paraît. À 78 ans, sa carrière est derrière lui, et il est difficile de nier le poids que représente une telle célébrité quand on a vingt ou trente ans, pour celui qu’on sera quarante ans plus tard. Alors sans forcément s’attarder sur le point de départ ou la destination, lui et son frère Dave Davies, plus jeune de cinq années, reviennent sur l’incroyable évolution des Kinks. Un nom trouvé il y a plus de soixante ans après s’être originellement appelés The Ravens, groupe fondé avec Mick Avory, qui participe également à la compilation. Et c’est d’ailleurs ce qui rend cette anthologie si particulière : construite autour de l’idée de la quête d’identité qu’on mène à travers la musique ou en se levant tous les matins, elle est le fruit d’une conversation à laquelle on aurait bien aimé participer entre les trois hommes, probablement pleine d’anecdotes complètement folles pour savoir comment chaque morceau fait briller une partie de son époque derrière lui. La quête de soi, la quête d’une partenaire amoureuse, la quête de la musique, de la sérénité, mais aussi les échecs de ces quêtes, voilà ce qui se dessinent au long des trente-six titres remasterisés. Parmi eux, de gros classiques comme « You Really Got Me », permettant de découvrir le groupe pour un public novice ; mais aussi des titres moins célèbres, comme ce très beau « No More Looking Back », présent sur le – certes – moins bon Schoolboys In Disgrace de 1975. Près de deux heures de voyage à écouter et réécouter en attendant un deuxième volume. (Emile)

Fridge

Happiness (Anniversary Edition)

Comme on vous le disait à l'annonce de la sortie de cette réédition, ceux et celles qui découvrent Four Tet dans les années 2020 auront du mal à imaginer qu’il s’est fait connaître dans un groupe de rock. À l’ère de ses collabs avec Skrillex et Fred again…, on redécouvre le disque le plus célèbre son groupe Fridge, Happiness, sorti en 1996 aux côtés de Adem Ilhan et Sam Jeffers. Les trois garçons, qui se sont rencontrés sur les bancs de l’école, ont été une comète post-rock des années 1990. Dans les quatre premières des six années d’activité, dix singles, quatre albums, et des collaborations en pagaille. Text Records nous promet un album remasterisé et même « reconstructed » - même si on ne comprend pas bien ce que ça peut vouloir dire. On peut donc d’ores et déjà se délecter de ces dix titres organisés et nommés par les instruments qui y sont joués, du melodica au glockenspiel, laissant présager tout l’aspect ludique de la création d’un tel album. (Emile)