Dossier

Digestion lente #17 : JeanJass & Caballero - Zushiboyz

par Aurélien, le 20 mai 2024

Face à une actualité dictée par la frénésie de nos timelines et les avis définitifs de moins de 140 caractères, Digestion lente prend une bonne dose de recul et revient plusieurs mois après leur sortie sur ces disques qui ont fait l'actualité (ou pas).

JeanJass et Caballero sont tellement productifs qu’ils auraient pu naître en Chine mais non, ils sont Belges. Depuis Double Hélice en 2016, la paire n’a jamais arrêté, perfectionnant son art de la rime (et de la production dans le cas de JJ) au gré des projets aux profils très variés, profitant de la confiance d’un public fidèle au poste - ce qui leur permet de couvrir un large spectre allant du Grünt Freestyle pour la légende à la websérie High & Fines Herbes pour la déconne. Et tout cela sans jamais faire de concessions et garder l’essentiel à l’esprit : se faire plaisir peu importe le format. Et celui-ci est vraiment à part.

Car cette chronique, c’est l’histoire de deux rédacteurs qui se sont donné du mal pour vous donner envie d’écouter une trilogie de disques qui n’existe que physiquement et dans des quantités limitées. Ces trois EPs, leurs géniteurs ont choisi de les presser en vinyle uniquement, sans upload sur les plateformes de streaming, et avec une politique agressive de takedown dès qu’un petit malin choisit de forcer le destin en postant son rip sur YouTube ou Soundcloud. Tout a donc été fait pour que la trilogie ZushiBoyz reste fidèle à sa raison d’être initiale : permettre à JJ et Caba d’exister en marge des tendances et de ne pas s’appuyer sur ce statut d’entertainers qui leur colle parfois un peu trop à la peau. Trois volumes pour trois bonnes raisons de vous inciter à partir à la rechercher de ces Graals du rap belge.

La première réside dans la fidélité à leurs collaborateurs des débuts, parmi lesquels Mani Deïz, Agusta ou leur DJ Eskondo. Leur (omni)présence a un impact inévitable sur la couleur old school et new-yorkaise des EPs. Quand le premier volume sort en 2021, on est (de ce côté de l'Atlantique du moins) en pleine tempête Griselda, et donc en pleine hype autour de cette scène néo boom bap portée haut par des MCs aussi charismatiques que Roc MarcianoMach-Hommy ou Boldy James, et des producteurs aussi inventifs que The Alchemist, Big Ghost Ltd. ou Nicholas Craven. L'entité Zushiboyz vient rappeler que la complémentarité entre le duo et ses producteurs est un ingrédient indispensable non seulement de leur réussite sur le long terme, mais aussi de cette longueur d’avance que le rap belge a eu sur le rap français : celle de comprendre comment mettre une production en valeur, et de réaliser qu’un bon morceau de rap, on le doit à l’alchimie d’un bon rappeur autant qu’à une production de qualité.

La deuxième raison, c’est la qualité exceptionnelle des couplets délivrés et des punchlines usinées. Et à ce titre, si Caba affiche toujours cette flamboyance qui le rapproche chaque jour un peu plus d’un Cam’ron portant du rose, on est davantage étonné par le cas JeanJass, véritable jurisprudence en matière de glow up technique et lyrical. On ne veut pas se répéter, alors on dira ce qu’on avait déjà dit de lui à l’époque de Doudoune en été, paru entre deux volumes de Zushiboyz : le rappeur de Charleroi affiche une aisance qui lui permet de s’élever au niveau de son comparse tout en restant fidèle à ses origines et à son écriture. Touchant dans ses rares imperfections, il oppose à Caba le fulgurant une belle musicalité et un flow aérien. Difficile de ne pas y voir une influence de sa casquette de producteur, là encore une anomalie typique de la Belgique : depuis Hat Trick/OSO, il assume totalement sa casquette de DA et son amour pour les boucles drumless, cherchant le rapprochement spirituel avec ses idoles que sont The Alchemist et Roc Marci - il faisait déjà référence à ce dernier sur son premier album Goldman en 2014 (“Il fait presque jour, j'pense à mes potes partis à l'aube en écoutant du Roc Marciano” sur “Mes Jambes”). Sous la banière Zushiboyz, JeanJass et Caballero font enfin jeu égal et enchaînent les démonstrations de force qu’ils jouent la carte de l’émotion ou du kickage sale.

Troisième raison, et pas des moindres : le formidable carnet d’adresses sur lequel ils peuvent aujourd’hui s'appuyer et qui leur permet de tisser une toile immense dans laquelle ils n’ont plus aucun mal à attirer les plus grands noms du rap français. Formidable corollaire du grand écart qu’ils sont capables d’assumer, digne d’un JCVD dans une pub Volvo, la liste des featurings est parfois improbable - Alkpote et Benjamin Epps sur le volume 1; Luv Resval et Seth Gueko sur le volume 2. Quant au volume 3, ils sont seuls, comme pour prouver aux 1.500 chanceux qui ont réussi à avoir une version physique du projet qu’ils n’ont finalement besoin de personne d’autre pour briller - même si celui-ci est paradoxalement le plus sombre de la série. Et on comprend très vite, dès les premières mesures de “Gambinos” avec un ISHA en lévitation en fait, que tout ce beau monde est réuni par un amour de la découpe et de la punchline chirurgicale, celle qui déclenche des sourires en coin, des regards complices et des envies de remplir des notes Genius pour éduquer la jeunesse (Caba cite Fredo Santana, JJ se compare à Quaresma).

Au-delà de la rareté, ce qui fait le sel du projet ZushiBoyz, c’est le mystère qui l'entoure, savamment entretenu par les deux bougres. De quoi sera suivi ce qui sera une quadrilogie, puisque l'ultime volume vient d'être annoncé ? Est-ce que, poussant le côté poétique et nostalgique du projet, ces sons seront pour l’éternité réservés au microsillon ? Est-ce que le premier vrai concert estampillé ZushiBoyz ce jeudi à l’Olympia de Paris sera déjà le dernier ? Voilà, c’est ça ZushiBoyz, plein de “peut-être” mais une sacrée certitude : on tient là un des plus beaux easter eggs de la musique des années 2000, un tour de force aussi incroyable qu’improbable, réussi par deux mecs qui, l’air de ne pas y toucher, sont en train de cimenter leur statut de très grands monsieurs, ce qui n’était pas gagné à une époque où on (et on s’inclut dedans) les considérait juste comme de talentueux amuseurs, sorte de Kad & O du 16 mesures. Qu’il est bon d’avoir tort en écoutant les ZushiBoyz.