Concert

Woven Hand

Reims, La Cartonnerie, le 14 mai 2009
par Popop, le 24 mai 2009

A Goûte Mes Disques, il n’est pas rare que nous ayons des discussions enflammées entre rédacteurs à propos du classement des artistes lorsqu’il s’agit de « tagger » nos chroniques. Difficile voire impossible de mettre un groupe ou un chanteur dans un tiroir, inutile même argueront certains, mais nous tenons à cette classification qui permet de naviguer d’article en article et de faire de bien belles découvertes au gré de la rubrique « du même genre ». Mais pour que celle-ci soit pertinente, il faut également que notre classement le soit, d’où les régulières prises de bec pour savoir ce qui est expérimental, progressif, ambiant, gothique ou rétro et ce qui ne l’est pas…

Ce classement, nous ne l’appliquons pas pour des raisons évidentes à nos comptes-rendus de concerts (tagger un artiste c’est déjà difficile, alors plusieurs…), et c’est tant mieux car cette soirée à la Cartonnerie aurait été un véritable casse-tête. OK, les trois artistes à l’affiche de ce jeudi soir évoluent vaguement sous l’étiquette « folk » mais leurs univers sont tellement éloignés et les émotions suscitées tellement différentes que l’on se rend bien compte à quel point l’exercice de classification est difficile en plus d’être réducteur.

C’est donc le folk de Delaney Davidson qui ouvre la soirée, un folk aux forts relents de country mais étonnamment moderne, un peu comme si Matt Elliott prêtait sa guitare à la réincarnation de Willie Nelson. Si les vocalises extrêmement maniérées du jeune homme sont parfois difficiles à supporter, sa musique, elle, parvient à charmer le public rémois… et même à le faire danser. Pas spontanément puisqu’il faudra que le chanteur descende dans la fosse pour pousser les gens à valser sur sa musique, mais le résultat est bien là : les couples tournent et l’ambiance se réchauffe. Par contre, l’idée de terminer par une très longue improvisation expérimentale (avec imitation d’une vieille locomotive à vapeur à la guitare sèche) n’était franchement pas des plus heureuses. Tant pis, on rangera donc Delaney Davidson dans le tiroir « néo-country-folk-expérimental ».

Quand arrivent les deux filles de Mansfield TYA, on se dit d’abord que les choses vont être plus simples. Un piano, un violon, un premier morceau superbement folk, on est en terrain connu. Deuxième morceau, ah, petite hésitation, on lorgne plus ouvertement vers la chanson française - la bonne on vous rassure, plus proche de Dominique A que de Bénabar. Et puis c’est le drame : le couple troque le piano et le violon pour la guitare et la batterie, on lorgne vers le rock, le métal, les hurlements remplacent le chant, Julia Lanoë descend dans la fosse, se déchaîne avant de reprendre son calme et de recommencer à roucouler tendrement ses compositions, les yeux dans ceux de sa partenaire.

La musique de Mansfield TYA, c’est un peu les montagnes russes du folk, des montées foudroyantes pour des descentes abruptes. Il y a à boire et à manger, beaucoup de sensibilité, pas mal de second degré, et de vrais beaux moments un peu perdus dans un gros délire général. D’ailleurs, quand le public arrache en guise de rappel une reprise hallucinante violon/voix du "Love Me Tender" du King, on est partagé entre l’admiration naturelle pour la performance et l’envie de rire à gorge déployée tant on frôle le ridicule - sans jamais y sombrer vraiment. Forcément, pour classer tout ça, ce n’est pas un tiroir mais une commode tout entière qu’il faut. Allez, deux aspirines et on opte pour de la « nouvelle-chanson-française-folk-à-tendance-heavy-hillbilly-baroque ».

Le contraste entre la prestation des deux Françaises et l’arrivée de Woven Hand est saisissant. Sobre, fermé, puissamment mystique, David Eugene Edwards semble être l’homme pour qui le mot « possédé » a été inventé. Ce type ne vit pas sa musique, il l’incarne, assis sur son tabouret, la jambe parcourue de spasmes, les yeux révulsés, un instant plié sur sa guitare, l’autre la main tendue vers le ciel pour mieux faire monter ses prières… Sur le papier aussi, c’est du folk. Mais un folk illuminé, rugueux et abrasif, déversant des torrents de larsens, faisant onduler le rock et le blues sur un brasier médiéval. A mi-chemin entre le cantique et l’incantation shamanique, les chansons du récent Ten Stones puisent leur force dans la voix de l’ancien leader de 16 Horsepower qui surnage au milieu de ce déluge sonore.

Le plus impressionnant reste le traitement subi par les titres les plus anciens du répertoire du groupe, ces "Tin Finger", "Whistling Girl" ou "Your Russia" presque sages sur disque et qui, une fois sur scène, se muent en créatures monstrueuses, lourdes et menaçantes à la fois. Le néophyte y verra sans doute quelque chose de pesant et de monocorde, peut-être même de malsain, en tout cas quelque chose de dérangeant. Mais c’est justement ce qui rend si puissamment essentielle l’expérience live de Woven Hand. Peu d’artistes ont le pouvoir d’emmener si loin leur public, tout en donnant l’impression de ne pas se soucier de sa présence. Alors qu’il s’agisse de « folk mystique », de « folk rock » ou de « folk progressif » importe peu, David Eugene Edwards a prouvé une nouvelle fois ce soir qu’il fait partie de ces musiciens qu'il est inutile de mettre dans un tiroir. Pas grave, à Goûte Mes Disques, on aime bien relever les défis les plus improbables...