Concert

Marc Rebillet

Jazz à Vienne, le 6 juillet 2022
par Émile, le 26 juillet 2022

Crédit photo : Simon Bianchetti

Petit chapeau de paille, chaussures bateau, chemise blanche à manches courtes, un journal de droite sous le bras, le public du jazz est aussi identifiable en 2022 qu’inimaginable tel quel dans les années 1960. Et si vous avez déjà goûté à la fabuleuse ambiance de Marciac par exemple, vous savez exactement de quoi je parle. En une cinquantaine d’années, le jazz est passé de musique hype, dansante et actuelle à un morceau de marbre pour ceux et celles qui n’osent pas s’y aventurer. Le jazz ennuie, le jazz est vieux, et de l’extérieur, on se dit que le jazz doit mourir avec la génération qui continue de l’écouter. Sauf que tout cela est faux : le jazz est jeune, mouvant, électronique, politique et social, il vient d’une nouvelle génération internationale, tout aussi consciente de la poussière que de la beauté qui repose sur le genre.

Le temps du festival de jazz semble suspendu dans cette sacralisation propre à la bourgeoisie, qui se drape dans le mystère spirituel qui consiste à plisser les yeux pendant un solo de batterie. Sauf que cette apparente éternité est d’une fragilité sans nom. Est-ce que les jeunes adultes rangés vont en festival de jazz ? Rien de moins sûr. Est-ce que les jeunes qui découvrent la nouvelle vague s’y sentent à l’aise ? Encore moins sûr.

Le tournant audacieux, mais payant de Jazz à Vienne

C’est dans cette perspective qu’on peut apprécier les actions des événements estivaux du jazz européen. Et si vous connaissez un peu la scène, vous allez tout de suite mentionner Montreux, le mythique festival suisse, qui n’a plus de jazz qu’une courte partie de sa programmation, et qui a dès les années 1970 orienté son line-up vers le rock progressif, puis le rock indé, puis aujourd’hui le rap. À Jazz In Montreux, on peut voir Laylow, les Black Eyed Peas, ou encore les Black Keys. En France, le problème est plus complexe, tant le classicisme de Marciac tient les devants de la scène. Mais bien que le festival du sud-ouest fasse beaucoup d’efforts pour se rendre attractif ces dernières années, c’est à Vienne que ça se passe.

À quelques kilomètres au sud de Lyon, la vallée du Rhône abrite un festival depuis 1981. Fondé par un amateur de blues, Jean-Paul Boutellier, l'événement a accueilli les plus grands noms de l’histoire du jazz, de Miles Davis à Ella Fitzgerald, en passant par Ray Charles et Chet Baker. Avec un œil sur les musiques sud-américaines et le blues, la programmation de Jazz à Vienne a toujours eu ce petit quelque chose qui la rendait moins formelle que ce que l’ethos du jazzeux exigeait.

Depuis quelques années, les équipes ont même pris un tournant radical : on y programme du rap - et pas que Oxmo Puccino - on y fait la nuit du jazz, avec des concerts jusqu’à 5h du matin, on fait venir des grands noms de la pop, de la chanson... Sauf qu'à la grande différence de Montreux, c’est la volonté de toujours rester dans l’univers du jazz. Pas simplement amener les gens au jazz en leur montrant que le genre peut se tenir à côté des autres en 2022, mais faire comprendre dans ce sublime amphithéâtre même l’étendue du concept. J’y ai vu des choses aussi diverses que Stochelo Rosenberg, Mark Guiliana, Jeff Mills, Flavia Coehlo, Pharrell Williams, General Elektriks... Faire de la référence explicite au jazz un pré-requis de la programmation, c’est être aussi exigeant que très au courant de ce qui se fait aujourd’hui.

Jazz à Vienne n’a pas peur des musiques naissantes, et c’est ce qui en fait en ce moment l'un des meilleurs festivals de jazz français. Quand on est passé par Marciac, on est (agréablement) surpris de pouvoir s’asseoir où on veut dans l’amphithéâtre, de s’y déplacer pendant les concerts, de chanter, danser, faire vivre le jazz avec un spectre générationnel bien plus large, quoique certainement toujours insuffisant. La preuve de tout cela, c’est qu’on y a vu Marc Rebillet.

Louis Cole, maître de l'atmosphère

Soirée spéciale « ils ont été découverts sur internet » donc, puisque c’est Louis Cole et son orchestre qui se chargeaient de la première partie. Derrière des tubes comme « Thinking », on y a découvert une ambiance particulièrement psychédélique. Les deux chanteuses/danseuses/entertaineuses tirent l’atmosphère à elles, tantôt s’asseyant pour profiter de la guitare langoureuse et ultra technique de Pedro Martins, tantôt sautant pour célébrer le fluo kid du jazz électronique. Le travail des voix, la longueur des morceaux, l’introspection que le show requiert, tout cela a contribué à créer une superbe surprise en attendant de voir le soleil se coucher sur la vallée du Rhône.

On avait par moment l’impression de revoir les images de ces vieux concerts des Grateful Dead ou de Janis Joplin, dans ce stade de pierre antique, où le public sait qu’on peut se contenter de sourire pour participer à la joie que la musique nous offre à ce moment-là. Mais qu’est-ce qu’un super concert à côté d’un mec en slip ?

Marc Rebillet est-il le plus grand performer scénique au monde ?

Honnêtement, on se pose la question. J’avais un peu peur en prenant les billets que l’essence même du projet artistique de Marc Rebillet le limite à un certain type de salles. Pour rappel : Marc Rebillet est un musicien américain d’une trentaine d’années qui, équipé d'un looper (machine à faire des boucles), d'un micro et d'un clavier midi branché à une grosse banque de sons, joue des batteries numériques, chante, fait la comédie, et tout cela est improvisé de A à Z avec une très forte interaction du public.

On l’avait vu dans un bar, c’était dingue ; on l’avait vu dans un petit festival lyonnais il y a quatre ans, c’était fou. Mais Jazz à Vienne, c’est plusieurs milliers de personnes dans un gigantesque amphithéâtre, avec un public de jazz confirmé bien qu’ouvert. Il faut assurer techniquement, il faut réussir à attraper le public alors qu’il est sur une scène de 20m de long, il faut tenir plus d’une heure en répondant à toutes ces exigences tout en restant lui-même, c’est-à-dire fondamentalement un type qui aime finir en caleçon et inventer des dialogues débiles avec lui-même en pitchant et dépitchant sa voix.

Je peux vous dire que j’ai été immédiatement rassuré sur sa capacité à assurer le show. Il arrive en courant, il fait une roulade, il est en peignoir, les gens sont absolument morts de rire dans la minute : Rebillet a fait prendre le train et la voiture à plus de 3000 personnes de Lyon et des alentours pour le voir, et tout le monde savait très bien pourquoi il était là. Et comme il faut rendre le concert unique, puisqu’il doit l’être, il ne fait plus participer le public dès le début, mais harangue la foule. « The Romans are coming », et Marc Rebillet se fait pendant quelques minutes un général barbare digne des Monty Python. Puis le vrai show commence, axé ce soir-là house/techno/trap, avec des synthés peu filtrés et des basses bien grasses.

Pour revenir à ce que j’écrivais plus haut, Rebillet est l’artiste parfait pour montrer l’audacieux virage de Jazz à Vienne. Clairement obséquieux vis-à-vis du jazz, il a joué avec Flying Lotus, Erykah Badu, Reggie Watts, et joue, chante sans laisser aucun doute sur ce qu’il écoute quand il est seul. Mais conscient des limites de ce que le jazz représente par rapport à lui, il se moque du public rapidement en squattant et installant un gimmick qui va durer tout le concert : « You want jazz ? Now you get this ».

La chance que vous avez c’est que, pour une fois à Jazz à Vienne, le concert est disponible sur YouTube. Vous allez donc pouvoir comprendre plus concrètement de quoi il est question. En tout cas, le duo Louis Cole/Marc Rebillet est un pari réussi pour Jazz à Vienne, et donne plus que jamais envie d'être présent·e à la prochaine édition.