Upside Down Moutain

Conor Oberst

Nonesuch Records  – 2014
par Denis, le 20 mai 2014
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Il ne doit pas être tous les jours facile d’être dans la peau de Conor Oberst. Quand vous voyez le jour au Nebraska, l’horizon qui s’offre généralement à vous est fait de vastes plaines où, sous l’œil de fermiers avinés, se détachent les silhouettes de vaches déposées çà et là, voire, sporadiquement, d’un bison égaré. Si vous avez un peu de chance dans votre malheur, vous naissez à Omaha, et les vaches sont remplacées par quelques buildings, une église et des abribus hantés par des rednecks pleins de bourbon. Le genre de ville dont le fleuron culturel est le centre commercial, et où votre adolescence est dédiée à ébaucher des plans d’évasion, entre une tentative de drague de la fille du laitier et une cuite sur le parking d’un nightshop. C’est le genre d’occupation auquel Oberst s’est consacré, décidé, après avoir envisagé sérieusement le suicide, à employer ses talents de musicien pour s’extirper de la déprime ambiante. Et avec quel acharnement : il faut avoir eu la chance (façon de parler...) d’entendre les enregistrements du jeune Oberst, quand il officiait en solo ou dans l’une de ces formations éphémères qui avaient pour nom Norman Bailer ou Commander Venus, pour prendre la mesure de l’intensité avec laquelle l’adolescent vivait ces projets, dans lesquels il mettait toute l’énergie et la rage de sa voix alors pré-pubère et insupportable.

Les choses, on le sait, ne s’en sont pas tenues à ces tentatives : trouvant un créneau idéal dans l’indie-folk, Conor Oberst est parvenu à se faire un nom sous la bannière des Bright Eyes, en écrivant sans doute les plus belles lettres de l’histoire de ce mouvement souvent réduit à un sous-genre de la country. Avec Fevers and Mirrors (2000) et Lifted or The Story Is in the Soil, Keep Your Ear to the Ground (2002), il a en tout cas écrit deux des meilleurs disques du début de ce siècle. Et quand vous avez accompli ça à vingt-deux ans, on peut se demander quels défis peuvent encore être relevés. Comme c’est souvent le cas, le succès croissant des Bright Eyes a favorisé une certain lissage de la production : si les deux albums parus simultanément en 2005, I’m Wide Awake, It’s Morning et Digital Ash in a Digital Urn, restaient de fort belle facture tout en s’ouvrant à un public plus large, Cassadaga (2007) se révélait une récitation décevante que quelques étincelles (“I Must Belong Somewhere” et “No One Would Riot For Less”) ne parvenaient pas à allumer, et qu’une tournée grandiloquente, durant laquelle Oberst et ses comparses paradaient en costumes blancs sur scène, enfonçait plus qu’autre chose. Par la suite, après The People’s Key (2011), passé plus ou moins inaperçu, le frontman décidait d’assumer son égotrip en réactivant son projet solo et en s’escortant d’un fumeux Mystic Valley Band. Après deux albums qui ne resteront pas dans les mémoires, Oberst revient seul pour présenter Upside Down Moutain, dont deux titres dévoilés en guise d’apéritif – “Governor’s Ball” et “Hundred of Ways” – devaient annoncer la couleur.

Le problème que me pose chaque nouvelle livraison de Conor Oberst est que je m’efforce systématiquement d’y chercher des éléments qui renouent avec ce qui m’apparaît comme sa meilleure période. Et que je n’y parviens que rarement. Le premier titre d’Upside Down Moutain, “Time Forgot” est une sympathique ballade où une voix féminine se mêle ponctuellement à celle, hésitante, d’Oberst, mais, contrairement à ce que produisait l’incroyable “Landlocked Blues” chanté avec Emmylou Harris, rien de vraiment intéressant ne sort de ce morceau, qui s’oublie dès qu’il se termine, à l’image des très plats “Kick” et “Enola Gay”. Les premières mesures de “Zigzagging Toward the Light” annoncent un titre plus rythmé, mais c’est une sorte de rock FM des 90’s, rehaussé de chœurs clichéiques, qui se met en place : le genre de musique qui pourrait accompagner un voyage sur la route 66, mais qui détonne sur un disque de l’exigeant Oberst. Tout, fort heureusement, n’est pas de ce tonneau sur cet album. Les rythmes saccadés de “Governor’s Ball”, par exemple, n’ont pas la fraîcheur de “Method Acting” et “The Calendar Hung Itself”, mais ils ont le mérite d’évoquer ces anciens titres. Pour ce qui est du reste, c’est en réalité quand il se dépouille des arrangements un peu kitsch que l’ex-jeune prodige s’en tire le mieux. Des morceaux comme “Double Life” et “You Are Your Mother’s Child”, où le minimalisme est de rigueur, permettent à la voix d’Oberst de se mettre en valeur et rappellent à quel point ce dernier est capable d’écrire de bonnes chansons pratiquement ex nihilo. Il aurait pu en aller de même de “Night at Lake Unknown”, mais l’efficace simplicité des deux-tiers du morceau est mise à mal par une fin un peu niaise, qui évoque presque la BO d’un Walt Disney. Au final, dès lors, ce disque provoque un sentiment étrange : ce qu’il propose de plus réussi tient dans ce qui rappelle les vieilles recettes savoureuses d’Oberst, tandis que les nouveaux chemins qu’emprunte l’intéressé tendent à le rapprocher de cette veine country un peu bouffonne à laquelle ses fans refusaient qu’il soit assimilé. On sent, pourtant qu’il en faudrait peu pour que Conor Oberst ressorte des morceaux du calibre de “No Lies, Just Love”, “Something Vague” ou “Lover I Don’t Have To Love”. Et on sent aussi, hélas, qu’il ne le fera sans doute plus jamais.