Crime Waves

Moor Mother & Jewelry

Don Giovanni Records – 2017
par Émile, le 10 juillet 2017
7

Il faut une grande connaissance de la musique et une rare habileté à la compréhension esthétique pour produire un style artistique capable de réorganiser autour d'un élan commun une foule de genres que de vastes espaces sonores séparent. Camae Ayewa se trouve précisément au croisement des nombreux sentiers tracés par ce que la seconde moitié du 20e siècle a permis de faire émerger : une musique de la vie colérique, construite avec des sonorités sans cesse renouvelées dans leur originalité de production comme dans leur étrangeté finale ; une musique de la libération par une rage intérieure qui ne s'extériorise que sur le mode de l'explosion.

L'an passé, Moor Mother, nom de scène d'Ayewa, se révélait au grand public avec Fetish Bones, un premier album d'une précision et d'une originalité exemplaires. Avec cette sortie, elle s'inscrivait à la fois en continuité et en rupture avec la lignée de la scène black music. Continuité, par ses références esthétiques constantes au spoken word des années 1970, à Sun Ra, au free jazz afrofuturiste, mais aussi par ses choix sonores proches du hip hop actuel, de la trap et de ses orientations électroniques. Rupture, par l'expérimentation du mélange de toute cette lignée, déjà complexe, avec la musique concrète et électro-acoustique, comme avec toute la nébuleuse de la scène punk et noise. C'est cette tension fondamentale qui fait d'elle une des artistes les plus progressives de la musique afro-américaine, et qui se retrouve une nouvelle fois chez Don Giovanni Records. Cette fois-ci, l'EP est co-produit par Steven Montenegro, plus connu sous le nom de Mental Jewelry, et qui s'était notamment fait remarquer en 2015 avec son album chill en duo avec Telequanta.

Lui et Moor Mother sont tous deux issus de Philadelphie, et ont arpenté les concerts punk et noise, lorsque MMGoddess (comme elle se surnomme elle-même) organisait soirées, festivals et happenings artistiques avec Rockers!Philly ou avec son groupe d'écriture poétique Black Quantum Futurism Collective.

Dans la forme, l'EP fonctionne comme une session d'enregistrement de jazz, et les deux artistes avouent avoir été inspirés par John Coltrane et Albert Ayler pour la production des morceaux. Moor Mother affirme même être incapable de faire un album sans free jazz dedans. Le free est moins perceptible comme sonorité que comme méthode de production et d'écriture. Enormément d'improvisation donc, un paramètre qui ne se découvre pas aisément à première vue mais qui amplifie la qualité d'écoute que l'on peut avoir de la partie musicale comme de la partie textuelle. A mi-chemin entre le boeuf garage noise et la session d'improvisation free jazz, les six morceaux qui composent le disque sont des élans de noirceur jetés dans l'instant. Pas de message profond, un travail parfois même rudimentaire sur les sonorités, avec au final très peu de pistes sur les titres ; on est presque sur du lo-fi textuel et conceptuel, un vrai "free jazz garage punk", impossible à qualifier, et c'est tout l'intérêt du projet.

Sur ce point, c'est probablement le morceau "Streets Dept" qui marque le plus dans l'album : presque intégralement improvisé et enregistré en deux ou trois essais seulement, il est construit autour d'un freestyle poétique de Camae Ayewa. "There’s a lot of issues I’m constantly thinking about. I’m just thinking about different ways to express the things I’ve studied and experienced." Montenegro pose un beat, et Ayewa déclenche une extériorisation des problèmes socio-politiques qu'elle expérimente textuellement dans ses textes de poésie afrofuturiste. A la manière de ces poètes américains de la vie quotidienne, de simples injonctions rythment le morceau : "Stop cryin', motherfuckers / We ain't gonna be ok / we survived the worst". Pas d'élans lyriques, mais un spoken word improvisé brutal qui donne du sens au mariage free du hip hop et du punk. Pour la suite, Mental Jewelry complètera simplement avec une guitare détunée et quelques bruits, qu'il aime rendre imperceptibles pour troubler la répétition des écoutes. Le tout donne une force incroyable au morceau, qu'on ne saurait vraiment où classer.

Si on devait rapprocher ce projet d'un autre groupe, on irait probablement du côté de Dälek ou plutôt de Moodie Black, dont toute l'originalité repose sur l'exploitation hard du blues primitif à la musique noire. Et de la même manière, pour bien comprendre le propos esthétique de Camae Ayewa, il faut revenir à sa passion pour le blues. Le blues, c'est ce son que la colère et l'oppression ont fait primitivement émerger, et dont les deux ramifications principales, le rock/metal et le jazz, sont réunis ici. Parce que des gens souffrent, parce que précisément le monde n'a pas tant changé qu'il n'en a l'air, il y a nécessité de produire une musique comme celle de Moor x Jewelry, une musique qui puise librement toute la force des sonorités nées de la colère pour les rassembler dans une complainte blues aussi improvisée que profonde.

Ce n'est probablement pas un EP qu'on écoutera encore dans plusieurs années (contrairement à son premier album qui gagne à être écouté), mais comme un concert de free jazz, qui n'a de sens que vécu, ces morceaux nous donne un bel aperçu d'une scène musicale qui lutte pour, grâce à un gros travail sur l'histoire des musiques improvisées, réformer sans cesse une musique de l'émancipation.