Khonnar

Deena Abdelwahed

InFiné – 2018
par Émile, le 21 novembre 2018
8

Qu'il est fragile, le vernis d'humanité. Une agitation, un manquement à la politesse établie, un obstacle imprévu, et en quelques heures, c'est toute une civilisation qui s'effondre. Dans le flux de nos quotidiens, la rapidité tient la structure en place, mais le moindre ralentissement vient gratter ce vernis. Faire tomber le masque. Dans cette course à l'impossible stabilité, la musique suit elle-même son flux de naïveté et de divertissement. Cependant, on tombe parfois sur des albums qui semblent appartenir à la race des insolents, prêts à interroger la routine dont on dit tous qu'elle nous convient. Khonnar, de Deena Abdelwahed, fait partie de ces albums.

Musicienne tunisienne, née au Qatar et ayant émigré à Toulouse, Deena Abdelwahed est apparue dans l'univers de la musique électronique il y a quelques mois et ne cesse d'étonner depuis. Dans ses lives sauvages au Sónar ou au Berghain ou sur son féroce premier EP, on avait senti venir une force démesurée, faite de constats horrifiques sur le monde, de rythmes fous, mais aussi de poésie et de musiques traditionnelles maghrébines. Ce n'est donc pas une surprise si son premier album studio, Khonnar (à prononcer « rhonnar »), est le lieu d'une foule d'atmosphères et de perspectives esthétiques.

Deena Abdelwahed sait produire des bangers agressifs et apocalyptiques, comme elle le montre sur « Fdhiha », avec des synth brass de l'enfer et des percussions frappées par des mercenaires sans principe ; elle sait mettre la pression sur les cerveaux en travaillant les disrythmies et les dissonances sur « Ken Skett... » ; elle travaille à merveille les codes d'une techno sombre, se faisant le miroir du masque angoissé de l'humanité. Mais ce masque, comme le suggère le magnifique artwork de l'album réalisé par le plasticien londonien Judas Companion, est composé d'une multitude de fils que l'artiste doit savoir tisser.

C'est pourquoi la musique de Deena Abdelwahed est aussi ancrée dans une certaine tradition. Dans celle des percussions du Maghreb, celle des chants tunisiens et égyptiens bien évidemment, mais également dans une tradition orientale plus élargie, comme le propose cette superbe insertion de sitar sur « Al Hobb Al Mouharreb ». Entre l'héritage poétique du monde arabe et la violence malsaine de l'Occident, Khonnar redistribue dans une terrifiante ironie les cartes d'un monde dont le rythme répétitif est celui des guerres et des migrations.

Cet élan esthético-politique n'en oublie pas pour autant une expérimentation pure qu'on prend un plaisir fou à apprendre à apprécier grâce à une production aussi impeccable qu'étonnante sur les percussions, grâce à un travail minutieux et curieux sur la synthèse à modulation de fréquence, et grâce à un mixage inventif qui parvient à allier sans heurt l'acoustique des percussions ou du chant et le brouillard des sons noise et électroniques. Pluralité de l'individu, métamorphoses des sociétés, explosion musicale, Deena Abdelwahed fait tomber le masque d'un monde en ruine pour le recouvrir de magnifiques griffures. Un des plus beaux albums électroniques de 2018.