Kannon

Sunn O)))

Southern Lord – 2015
par Simon, le 16 décembre 2015
7

Tenter d’analyser un nouvel album de la troupe de Stephen O’ Malley a ceci de singulier que c’est totalement inutile. Parce que la liberté du concept global de Sunn O))), sa portée philosophique et esthétique et son medium de communication devanceront toujours la critique au moment de séparer les dévots des dubitatifs. Et surtout, rien ne saurait définir l’esprit de Sunn, probablement car celui-ci n’existe pas. Du moins, pas sous une forme unique.

Au mieux il s’agit d’une idée générale, d’un flot, de lignes ajoutées au bas d’un parchemin qui n’a pas vraiment de début ou de fin. Sunn O))) c’est la multiplication des concepts, du son et de l’image, de la vibration et du vide. Sous toutes ses configurations (et elles semblent infinies), il est impossible de prendre cette musique en main. C’est sûrement pour cela que beaucoup ont du mal à faire des Américains une de leurs formations fétiches, car c’est moins la rigueur musicale que l’absence de frontières qui fait mal à la tête ici. Comme un bateau pris en pleine tempête, où tu n’as plus aucune prise sur les choses qui t’entourent. Et dans un monde de normes, de repères et de raison apparente, il paraît désormais bien difficile de s’en remettre totalement à la solidité de la coque de son navire une fois que le vent en a arraché les fines voiles.

Cette multiplication des formes a pu aboutir à des œuvres majeures (on pense, entre autres à White 1 ou Monoliths & Dimensions), toutes ayant ceci en commun qu’elles utilisaient la matière Sunn O))) pour étendre les concepts, transcender le magma de guitares et de drone tonal en quelque chose qui ne tenait plus de l’ordre humain. Ou alors tellement proche de nous, au contraire, qu’une lecture intelligible en devenait hasardeuse. C’est l’œuf ou la poule ici, l’impossibilité de différencier minimalisme et maximalisme, espace vide et espace plein, nihilisme et sur-création. 

Pour ce qui est de ce Kannon, il a la lourde tâche de s’affirmer comme le disque « le plus metal » du groupe (si cela voulait encore dire quelque chose). Et, sans le savoir, il retourne intégralement la logique presque concrète de cette discographie - si on accepte que la contrainte matérielle, l’action sur le matériau, viennent ici avant l’idée (abstraite par opposition), et non l’inverse comme c’est le cas dans les cultures musicales populaires. Car aucun disque de cette discographie n’avait jamais tenté de reproduire l’expérience live, cette pierre philosophale qui fait véritablement de Sunn l’institution qu’elle est aujourd’hui - l’idée  est saugrenue quand on sait que le groupe met à disposition plus d’une centaine d’heures de ses tribulations scéniques. En ressort une réécriture extrêmement courte (trente minutes pour trois titres), condensée, mélodique, propre et parfaite de l’œuvre de Sunn. Une sorte de package ultra-léché et extrêmement produit qui porte sur son dos un écriteau « Ceci est Sunn O))) », mais débarrassé de son amour du concept, de sa capacité à interroger autre chose que les sens bassement reptiliens. D’une bonne partie de son intérêt, aussi.

En tentant le pari de créer un disque normal, Sunn O))) semble entamer un nouveau cycle au sein des musiques populaires en ralliant tous les codes d’une écriture balisée, devenant pour la première fois sa propre caricature. C’est le drame de cette impossibilité de se concevoir sous une seule forme, de proposer un seul angle d’un art total en tentant de le maîtriser ou de l’encadrer, au risque de l’enfermer. Et l’effet est immédiat. Pris à son propre piège en refusant d’être totalement hors-champ, Kannon arrive toujours après quelque chose, revisite l’espace au lieu de l’inventer. Il est devenu l’abstrait en se refusant la contrainte. La normalité en lieu de l’incompréhensible beauté.

Le goût des autres :
6 Côme 7 Antoine