"Awaken, My Love!"

Childish Gambino

Glassnote – 2016
par Amaury, le 12 décembre 2016
10

Donald Glover possède une carrière prolifique et incroyable. On pose la chose directement pour ne plus y revenir : trop de papiers commencent par projeter l’aura globale du mec sur les disques qu’il produit. D’ailleurs, qu’on se le dise, ses projets musicaux n’ont jusqu’ici jamais réellement fourni de claque intergalactique, faisant que son avatar Childish Gambino a longtemps sommeillé dans une réputation confidentielle. C’était sans compter la bombe qu’il préparait dans l’ombre pour qu’« Awaken, My Love ! » résonne à sa sortie avec éclat, au travers d’une détonation superbe.

Dans un premier temps, le disque s’assure de poser toutes les balises nécessaires à une juste appréhension de l’Odyssée qu’il s’apprête à dévoiler. On ne saurait d’abord passer à côté de la référence que mobilise sa pochette dont l’effigie renvoie explicitement à celle du Maggot Brain de Funkadelic. Par ce parallèle, celle-ci convoque l’univers propre à une époque particulière de la mouvance funk, mais pas seulement. En parant sa nymphe de vêtements traditionnels sous des reflets bleuâtres de néons, l’artiste signale avec finesse sa volonté de traiter ce matériau mélodique spécifique selon une perspective aussi bien passéiste que moderne. Et si cela ne suffisait pas, le titre se charge de clarifier le message avec les guillemets qu’il arbore – signe iconique de la citation – venant souligner l’intention d’opérer une rétrospective sur le cœur d’une histoire.

Apparaît alors un premier tour de force, remarquable. La narration à laquelle se livre le disque peut tout aussi bien correspondre à une histoire d’amour s’établissant entre deux êtres, qu’à la description de la passion que l’artiste ressent pour la musique afro-américaine post 70’s. « Awaken, My Love ! » exprimerait d’une part la supplication de pouvoir ressentir à nouveau ces sensations envoûtantes, que la lecture du disque comble dans un geste performatif, quand d’autre part il en préfigure le contenu par l’esquisse d’un dialogue entre le prince et sa belle au bois dormant – la soul ou l’être aimé. Dans un seul et même mouvement, le disque met donc en scène un contexte musical précis ainsi que les relations humaines qui s’y sont développées, avec la passion amoureuse comme dénominateur commun.

Revient ensuite à la structure de réaliser le second exploit de l’œuvre. Si le récit s’écoule entre la pluie des premières notes – sorte de « il était une fois » instrumental – et le ripage sonore final probablement provoqué par le poids d’une main sur le vinyle – indice supplémentaire d’une narration assumée par l’artiste –, la construction dont il fait preuve tout au long de ce trajet ne cesse de produire une foule de significations supérieures. Et d’un album profond sur l’amour et la filiation, Childish Gambino de réaliser la plus intense distillation d’une histoire intime de la musique afro-américaine ; une Odyssée que l’on ne saurait cerner dans sa totalité tant le travail d’une multitude de références, proposant elles-mêmes une richesse sans fin, parvient à se constituer en art propre, loin de la simple exécution rétro ou de l’alignement de clins d’œil.

« Me and Your Mama » commence le parcours expérimental avec force et son mélange dégage en surface quelques impressions éclatantes d’un D’Angelo passé sous rouleau compresseur brownesque, pour finir sur des tubules apaisés proches d’un Bonobo. Au sein de cette rythmique viscérale, changeante et transcendantale, on peut également distinguer une ligne de basse prenant des allures du « Who Knows » de Jimi Hendrix. Quant aux lyrics, que l’on pourrait rapprocher de ceux de Smokey Robinson ou d’Outkast, un jeu plus fin s’opère sur le vers I’m in love when we are smokin’ that la la la la qui porte en filigranes le la la la la, smoke a joint du « Welfare City » fredonné par Eugene McDaniels. Néanmoins, les liens les plus notables sont ceux que le morceau va jeter au travers de l’album lui-même. Par leurs titres, il se joint sans performance à « The Night Me and Your Mama Met », mais il projette surtout son ricanement central et ses la la la dans « Terrified » – véritable travail d’orfèvre.

Au-delà des vocalises sommairement associées à Maxwell ou Bootsy Collins, l’attaque renvoie davantage à la formulation de Michael Jackson dans « Man in the Mirror » jusqu’au refrain qui reprend plutôt la force fluide que Bilal avait déployée sur des titres comme « Otherside », faisant aussi à sa façon un panel des voix souls. Toutefois, ce morceau est bien plus dédié au roi de la pop dont le titre « Thriller » peut se lire en transparence dans « Terrified », annoncé d’ailleurs un peu plus en avant par « Zombies », All I see is Zombies, qui réactualise le bruitage de porte – comme « Terrified » le fait du rire satanique. Ce dernier prépare l’émergence d’une nouvelle voix pour la deuxième partie du morceau, sur le mode du revenant, à la manière de Ja Rule qui avait ressuscité 2Pac avec « So Much Pain ». La voix surgit pour déchirer le morceau en s’apparentant à celle du jeune Michael Jackson, celui des Five, venu renouveler la plainte de « I Want You Back » : Oh you can't run from me. Et puis, Gambino démontre la richesse de son travail, quand tout apport reste en définitive sur le fil : le rapprochement de voix aiguë, aux ascensions soudaines, avec le fredonnement de quelques la la la ramène encore au cœur des réminiscences la chaleur de Minnie Riperton.

Dans presque tous les titres, la mémoire collective ne cesse d’ouvrir ses tiroirs, sans se prononcer, et tombe à répétition sur des trésors oubliés. Assez simple, « The Night Me and Your Mama Met » exprime par sous-entendus au gré d’une instrumentale éloquente un rapport aux racines, à l’amour et aux générations. La manière du morceau pourrait retrouver celle de « Maggot Brain », comme de plein d’autres morceaux de l’époque. Il s’agit d’un prototype. Pourtant, elle n’oublie pas la rythmique d’allées et venues frustrées qu’Odetta faisait claquer sur sa guitare à la fin des années cinquante. Aussi, « Baby Boy » prolonge les tracas de « Terrified » sur une instrumentale inspirée du « Just Like a Baby » de Sly & The Family Stone – apparaissant d’ailleurs sur l’album There’s a Riot  Goin’ On qui a laissé traîné un mot sur le tracklisting de « Awaken, My Love ! » – tandis qu’il emprunte sa gymnastique vocale moins au Voodoo de D’Angelo qu’au grain de Macy Gray.

Nous n’avons pas encore réellement évoqué toutes les influences que Funkadelic-Parliament a dispersées sur ce disque. Il s’agissait surtout de démontrer que ce dernier n’était pas conçu exclusivement comme un album tribute pour ce groupe dont les effluves planent avec évidence sur le sillon, du moins sur une partie. Les premiers titres reçoivent en effet une plus forte attention funkadelique pour laisser ensuite le disque élargir son champ d’action : « Have Some Love » se rattache assez clairement à « Can You Get to That ». Il reprend les audaces du groupe, osant lui garder une structure pop à la Kravitz dont les contours se délitent progressivement pour entonner un hymne folkopunk. « Boogieman » cite le départ de « Super Stupid » que brisent quelques éclairs façon « Standing on the Verge of Getting It On » avant de glisser vers une poche de sons plus modernes, moins légitimes, accompagnés de gémissements dignes de Marvin Gaye. À sa suite, « Zombies » prend plus de distance grâce à une référence au « Can’t Hide Love » de Earth, Wind and Fire, bien que l’âme de Bootsy Collins investisse chaque méandre sinusoïdal. « Riot » sample « Good to Your Earhole » et « Redbone » se charge de l’« I’d Rather Be With You » de Collins, sans oublié de faire lui aussi une révérence indirecte au « Ratha Be Ya N––– » de Tupac. La transition se fait sur le calypso inattendu de « California » qui bouleverse la donne et permet au reste de l’œuvre de décoller vers une expression plus mélangée, plus personnelle, plus féroce. Comme si le disque illustrait dans sa manière un héritage ou une filiation, avec les questions qu’ils présupposent. Enfin, il se clôt sur le tourbillon dingue de « Stand Tall » : quelques couleurs hendrixiennes, un chant pour la première fois expiré dans une pureté sincère – sans travestissement –, une présentation de soi qui perd magnifiquement pied dans le « Harlem River Drive » de Bobbi Humphrey, lequel s’unit avec grandiloquence au « What’s Happening Brother » de Marvin Gaye. point.

Childish Gambino vient de nous offrir une narration complexe, celle d’une histoire qui s’étend sur plusieurs générations, au travers de plusieurs corps ayant subi le tumulte de la musique noire et de son Histoire. Qu’il évoque ses parents ou son fils, il tente de graver une expérience de filiation, certes, mais surtout de transmission : comment parvenir à léguer le noyau d’une fureur que l’on a digérée sans détériorer ni le trésor reçu ni celui qui nous constitue ? Un challenge assez osé dans cet après Blonde ou ce post-A Seat at the Table, puisque ces derniers ont tous deux brillamment joué avec les références classiques de la musique afro-américaine, le premier en explosant les frontières de liberté individuelle, le second en se voyant attribuer l’entièreté du mérite par des médias qui n’ont jamais référé au fond dans lequel il puisait. Malgré ce contexte, « Awaken, My Love ! » ne s’est pas soucié d’être taxé du stigmate rétrospectif. Au contraire, Childish Gambino est parvenu à créer une étape capitale dans la diffusion de la musique : l’œuvre qu’il a produite concentre le sublime de ce qu’hier pouvait proposer avec le liant le plus moderne et prospectif que ce jour nous présente, dans une spontanéité et une richesse telles que ce produit ne tient pas du spectacle figé. Il prolonge, loin de l’oubli, les plus beaux gestes du monde.

Le goût des autres :