Dossier

Marque ta Page # 5

par Amaury, le 25 janvier 2018

Histoire de se saisir pleinement d’une œuvre, la posture idéale que toute rédaction devrait adopter tient dans ce seul credo hâte-toi lentement. Chez Goûte Mes Disques, on tente déjà de le respecter en ne cédant pas à la tendance moderne selon laquelle l’actualité ne pourrait être traitée qu’en 140 caractères, et qui finit par nous flanquer la musique au cœur d’un bordel mal éclairé, façon chrono-stock. Malheureusement, le temps manque pour tout le monde. On s’est donc proposé de vous en faire gagner en sélectionnant le meilleur de ceux qui l’ont pris, au travers de la présentation de trois ouvrages récents, et d’un oldie, qui déplient avec talent l’une ou l’autre dimension de la musique.

La Révolution digitale dans la musique

Harry Lehmann

Le mélange de sonorités techno ou house avec des instruments pop-rock ou des formations jazz, si présent (et si fun) soit-il à l'heure actuelle, cache en réalité un fossé que la découverte de la musique électronique a ouvert et qu'on ne comblera probablement jamais. Pour Harry Lehmann, philosophe berlinois, cette révolution « digitale », cette informatisation des techniques et des supports liés à la création musicale, est la plus importante coupure culturelle que l'histoire de la musique occidentale ait connue. Les évolutions et progrès techniques dans la musique électronique contemporaine sont loin d'être terminés, mais ils sont bien assez avancés pour qu'un bilan réflexif soit amorcé : le mouvement lancé par Stockhausen et Ligeti, poursuivi par Cope et Takasugi, a changé la nature de la musique. En résulte un paradoxe flagrant : d'un côté, la science informatisée de la musique a démocratisé, décortiqué et mis à nu ce qu'on pensait à tout jamais voilé dans l'obscur travail de la créativité, elle a rendu accessible la technique de ceux que l'on nommait autrefois des génies ; de l'autre, cette mise à nu n'a fait que retrancher la musique électronique contemporaine dans une course à l'expérimentation, ayant pour résultat un enfermement plus grand encore de cette musique dans des cadres serrés et institutionnels.

C'est la tentative de clarification de ce paradoxe qui motive l'auteur à faire un tour d'horizon de toutes les modifications radicales apportées par la digitalisation de la musique. Si la musique peut être créée par ordinateur, composée par des algorithmes de plus en plus autonomes, dans des cadres beaucoup plus modestes, c'est-à-dire sans la nécessité d'un auditorium pour faire répéter un orchestre symphonique, elle impose une refonte de tout notre système culturel. Les studios, les éditeurs de partition, les institutions publiques liées à la promotion musicale, les salles de concerts, etc. , tous les éléments liés au monde de la musique doivent changer, car ils vont mourir sous leur forme actuelle. À mi-chemin de la synthèse explicative sur la brève mais dense histoire de la musique électronique et de la thèse socioculturelle, cette première traduction en français du texte de 2012 est une fabuleuse occasion de penser la spécificité de la musique électronique et la nouveauté du système musical qui l'accompagne dans ses transformations.

LEHMANN (Harry), La Révolution digitale dans la musique. Une philosophie de la musique, trad. par Martin Kaltenecker. Paris, Allia, 2017, 224 p.

Eskiboy

Wiley

Vu la place qu’occupe Wiley dans le grime (son dernier album ne s’appelait pas Godfather pour rien), on attendait de son autobiographie quelque chose qui mette pas mal de points sur les i, et le fasse avec les formes. Pour cela, il aurait par exemple pu se faire épauler par un go-to-guy comme Neil Strauss, qui a notamment permis à Marylin Manson et Mötley Crue d’accoucher de deux ouvrages qui racontent de façon délirante et passionnante des trajectoires tout à fait exceptionnelles. Mais comme Wiley est un self-made-man autoproclamé qui n’a rien à envier à un frère Gallagher, pour ce qui est des jérémiades et du caractère de merde, le MC de Bow a préféré tout faire tout seul, comme le grand garçon qu’il est. Et c’est un peu dommage, car on ressort un peu sur sa faim de la lecture des 230 pages d’Eskiboy.

Disons que pour le lecteur francophone qui n’a pas un niveau d’anglais démentiel, le seul avantage de l’ouvrage réside dans son niveau de langue assez basique et son style oralisé au possible. Pour le reste, on a droit à un enchaînement de chapitres souvent bien trop courts, entre anecdotes parfois croustillantes, tranches de vie qui vont de l’anecdotique à l’essentiel et tirades qui sont parfois du niveau du compte Twitter d’Alexandre Jardin. Sauvé par des passages où Wiley laisse la parole à ses meilleurs potes (Flow Dan ou Logan Sama), sa famille ou son manager, Eskiboy n’évite aucun sujet (la jeunesse turbulente, le beef avec Dizzee Rascal ou le virage commercial de sa carrière), mais n’arrive jamais à créer un lien fort entre auteur et lecteur. Entre superbes fulgurances et impardonnables fautes de goûts, Eskiboy est au final un livre à l’image de la carrière de Wiley.

WILEY, Eskiboy. Londres, Penguin Books, 2017, 352 p. [Anglais]

Meet Me In the Bathroom

Lizzy Goodman

Vous ne connaissez probablement pas Lizzy Goodman, mais on parie que son carnet d'adresses vous mettrait de belles étoiles dans les yeux. Lorsqu'elle emménage à New York en 1999, elle vient de finir son adolescence à Albuquerque, bien loin de la côte est Américaine. Son premier job en tant que serveuse lui fera rencontrer Nick Valensi qui, avec quelques potes new-yorkais, vient de fonder les Strokes et s'apprête à relancer les actions de Converse pour quinze ans. Elle deviendra alors un témoin privilégié de l'effervescence musicale qui agitera la ville pendant plus de dix ans.

Puisque la version d'un témoin est toujours lacunaire, Meet Me In The Bathroom propose une écriture collective de la Grande Pomme des noughties. Sur les six cents pages de son livre, Lizzy Goodman laisse la parole à plus de cent musiciens, producteurs, bloggers et journalistes interviewés ces dernières années. Un échange permanent entre les orateurs qui rend le pavé très dynamique et agréable à lire. Jalonnée par les attaques de 2001, l'avènement d'Internet et les guerres entre majors déclinantes et indés bravardes, la décennie voit s'affronter les différentes visions de la musique rock. Rapidement, réduire l'époque à une unique scène new-yorkaise apparaît comme une gageure tant les artistes proposent des conceptions opposées de leur révolution : au classicisme des Strokes s'oppose la classe d'Interpol, aux expérimentations de James Murphy répond le triomphe arty des Yeah Yeah Yeahs.

Bien sûr Meet Me In The Bathroom n'évite pas quelques écueils, le format rendant le propos parfois confus et trop ethnocentré, avec quelques passages moins pertinents qu'un potin de machine à café. Malgré cela, Lizzy Goodman propose un récit fascinant de la frénésie musicale qui s'était emparée de la ville. C'est l'occasion de se rappeler quelques groupes un peu oubliés depuis (les Moldy Peaches : coeur avec les doigts), et d'aller fouiller tous les bars de la ville jusqu'à trouver de nouveaux junkies abreuvés de guitares et prêts à conquérir le monde, en Converse.

GOODMAN (Lizzy), Meet Me In the Bathroom. Rebirth and Rock and Roll in New York City 2001 - 2011. Londres, Faber & Faber, 2017, 640 p. [Anglais]

Waging Heavy Peace

Neil Young

Mal traduit en Français par le titre « une autobiographie », Waging Heavy Peace : A Hippie Dream est le premier des deux livres que Neil Young a consacrés à sa vie (le second Special Deluxe, écrit à travers le prisme de sa passion pour les voitures de collection, reste à ce jour indisponible dans la langue de Molière). Suivant un parcours non linéaire, le Canadien éparpille la chronologie façon puzzle en une succession d'anecdotes plus ou moins importantes, mais toutes significatives d’un caractère et d’une vision de la musique. Dès les premières pages, le folkeux grincheux évoque sa haine du format MP3 et son initiative pour une meilleure qualité sonore avec sa startup PureTone lancée en en 2011, puis sans crier gare, enchaîne directement sur son enfance dans les années 50.

Au fil des chapitres sont évoquées dans le désordre les différentes formations avec lesquelles il a joué, de son premier groupe The Squires au mythique Crazy Horse en passant par Buffalo Springfield, Pearl Jam (l’album Mirror Ball en 1995) et le « super groupe » CSNY, éclairant un parcours qui ne se résume pas à des talents d’artiste solo. Mais les plus beaux passages de l’opus sont ceux qu’il consacre aux morceaux, à leur écriture et aux souvenirs qu'ils provoquent. Deux exemples : le passage dans lequel la voiture de Young tombe en panne, lorsqu’un conducteur s'arrête pour le secourir et lui demande en le reconnaissant qui est cette « Cinnamon Girl », ou le chapitre sur l’écriture d’une pépite méconnue de l’album American Stars 'N Bars, « Will to Love », enregistrée en une prise un soir devant un feu de cheminée – dont on entend les craquements si l’on écoute attentivement le morceau, jamais joué en concert. Là, se trouve la moelle d’un volume dédié avant tout aux Neil-Youngophiles, mais suffisamment bien écrit et éclectique pour plaire à ceux qui ne connaissent que Harvest et veulent découvrir une carrière hors norme.

YOUNG (Neil), Une Autobiographie. Paris, Robert Laffont, 2012, 552 p. [Waging Heavy Peace : A Hippie Dream. Londres, Blue Rider Press, 2012, 512 p.]