Concert

Les Ardentes 2022

Rocourt, Liège, le 7 juillet 2022
par Amaury, le 26 juillet 2022

Après de multiples reports liés à la période covid que nous venons de traverser, le festival des Ardentes a enfin pu reprendre, sa dernière édition ayant eu lieu en 2019. À l’époque, nous savions déjà que le site allait devoir quitter le parc Astrid pour une destination encore inconnue, alors même que la programmation venait d’effectuer un virage à 180 degrés – on vous laisse relire notre précédent compte-rendu qui posait brièvement l’histoire du festival. Trois grands paris se présentaient donc aux Ardentes pour lancer leur nouvelle formule : une refonte encore plus spécifique de son identité, une intention de doubler son affluence et, enfin, une conception du site contrainte à révision, le tout dans une volonté claire de devenir le lieu phare de l’événementiel rapologique en Europe.


Parés de notre plus beau training Arte et de nos traditionnelles Air Max bien bullées, nous avons arpenté ces nouvelles plaines afin de le vérifier.


là d'où j'viens / Après, y a des champs, y'a plus rien

LE SITE


À l’heure où le rap représente la musique la plus consommée par les jeunes générations, nous ne doutions pas un seul instant que le festival réussisse pour sa première édition revisitée à proposer une affiche intégralement liée au mouvement hip-hop et, surtout, à ce que celle-ci mobilise un nombre bien plus conséquent de festivaliers ; sans surprise, l’affluence totale pour les quatre jours est passée de 100 000 participants, en 2019, à 210 000 en 2022. Restait alors la question du lieu et de son ordonnance.

Déplacées en plein milieu d’un champ de Rocourt, en périphérie liégeoise, Les Ardentes bénéficiaient des avantages et inconvénients que peut proposer une zone déserte : d’infinies possibilités, mais aucun support. En ayant donc intégralement construit son nouvel espace, au sortir du festival, nous avons pu conclure qu’il s’agissait probablement du meilleur site qu’il ait connu, malgré un manque cruel de zones ombrageuses et une topographie dont la légère pente invitait le public à s’amasser contre les barrières de frontstage, plus en contrebas.

Quatre scènes s’y déployaient aux extrémités d’une constellation qui gravitait autour d’une petite scène centrale, prévue pour les découvertes du festival. Grâce à cette disposition, il était possible d’observer toutes les performances depuis les axes de déplacements qui facilitaient grandement les flux et transitions de scène à scène – inimaginable pour les anciens, encore hantés par les souvenirs d’une rambla interminable. La mainstage « Phoenix » y proposait des artistes davantage « grand public » quand la grande scène « Big Eye » convoquait souvent des performances plus attachées à la loi de la calle. Non loin se trouvaient le grand chapiteau « Da Hood », qui présentait une longue et profonde zone d’enjaillement entre mix, r&b et rap d’ambiance, puis la scène « Konbini Forcing Club » qui se destinait à présenter les rookies aux communautés certes plus humbles, mais d’un engagement certain. Avec ses propositions alternatives plus subtiles que les recettes trap ou drill dont commence à saturer le rap contemporain, on peut déjà vous dire qu’on a bien usé nos semelles dans la poussière de son parterre. Enfin, le Wallifornia Stadium se dressait au cœur de cet univers avec beaucoup de pertinence : pour cette édition, l’organisation a eu l’intelligence de mettre en avant la dynamique de danse collective, typique des Ardentes, en lui cédant cet espace dédié, dans lequel on pouvait également trouver une petite scène pour artistes émergents.

Durant quatre jours, le site s’est ainsi transformé en un observatoire extraordinaire du secteur rap, ou du moins d’une de ses branches.

j'prends tout sur mes chansons […] J'rajoute festival pour payer la pension

LES HEADLINERS


Pour mieux revenir sur les artistes moins connus, commençons d’abord par les grosses machines – téma la taille du cacheton : avec ses 55 minutes de retard, Megan Thee Stallion aura heureusement tout fait pour le mériter. Au cours d’un enchaînement de titres efficaces, de « Freak Nasty » à « Savage » en passant par « WAP », l’Américaine n’a pas lésiné sur les rebondissements de fesses et gestes obscènes avec son micro. Au-delà du show typique des USA, des tenues aux danseurs, il faut céder à l’artiste une force de frappe rare qui la distingue de ses concurrent·e·s. Derrière une sexualité coup de poing, surgit une maîtrise folle du flow et du groove. En live, Megan, ça découpe.

Il était aussi question de maîtrise au concert de son compatriote, A$AP Rocky. Bien plus que les lance-flammes, la scénographie titanesque avec son crash test dummy gonflable, les allées et venues déjantées, la cagoule de luxe ou les soutiens-gorges ramassés en nombre avec une fierté crasse, l’américain a surtout impressionné par sa gestion : entre chaque morceau, il prenait le temps d’observer la foule, sans nécessairement lui adresser la parole. Des silences parfois longs qui lui permettaient de prendre le pouls et la mesure de l’énergie qu’il allait devoir investir dans le titre à venir. Des silences qui parfois forçaient l’attention du public et préparaient au mieux la prochaine explosion ; un professeur en pleine leçon.

Nous avons pu observer le même calme chez Damso, dont la performance fera probablement date. La plaine débordait de monde. William en a fait du chemin depuis la Wallifornia Beach du parc Astrid : de rappeur à succès, il est devenu une superstar flamboyante. Disons plutôt, artiste de premier ordre. La scène est quant à elle vide, dépouillée, elle se suffit de la présence de Damso qui, très apaisé, n’a besoin en réalité de rien d’autre. Celui-ci ne cherche plus à prouver son statut ou à vendre une performance, ni par l’acting hardcore du rappeur qu’il a été dans un premier temps ni par une scénographie criarde qui a parfois déguisé une fausse nonchalance. Il s’est tenu debout, de toute sa hauteur, devant ce public venu pour boire ses paroles. Durant le concert, à plusieurs reprises, il parlera d’émancipation – « émancipez-vous », « n’attendez pas la France ou les médias », « soutenez et streamez les artistes belges », « faites ce que vous aimez, c’est important » – avant de balancer quelques collaborations, notamment aux côtés de Disiz, Aya Nakamura puis Angèle, dont les figures ont été célébrées par le biais des clips. Il disparaîtra enfin sur la production de « Σ. MOROSE » qui s’accompagnait d’un générique de film proposant des crédits et remerciements à l’intention de toute son équipe, comme de son public.


Lorsque Damso évoque l’inutilité des médias, il faut reconnaître qu’un mélange d’humilité, de peine et de doutes nous traverse, alors que nous venions en réalité de nous faire exclure de son frontstage, quelques secondes avant le début de son concert ; mais sa rancœur envers la presse est-elle légitime ? En prenant du recul par rapport à son cas personnel, jalonné de plusieurs déconvenues avec les médias, nous nous étions en fait déjà posé la question, un peu plus tôt au cours du festival : la presse et les discours médiatiques continuent-ils à jouer leur rôle d’éclaireur / de passeur / de prescripteur ?

Il est en effet permis d’en douter, lorsque l’on s’aperçoit que certains organes courent après la célébrité des artistes pour en bénéficier à leur tour. Qu’il s’agisse d’influenceurs ou d’entertaineurs, comme de rédacteurs plus pointus, il semblerait que la presse ait pris le pli depuis un temps de remplir la seule fonction du témoignage : transmettre les faits, souvent pour atteindre la communauté liée à l’artiste même, et constituer ainsi subséquemment son propre auditorat. Il ne faut voir dans notre hypothèse aucune animosité, ni jugement ou reproche, puisque nous avons aussi conscience qu’il est principalement question de survie : si cette presse décide de ne plus parler des locomotives, rares sont les organes qui pourront prétendre à une grande audience, et par conséquent à la pérennité. Le phénomène que nous évoquons pouvait justement s’observer dans les frontstages. Débordants de personnel et d’injures devant les patronymes connus, ceux-ci étaient plutôt déserts face aux rookies – sauf lorsqu’il s’agit de la Fève, dont le nom circule depuis quelques mois dans les milieux hypes. La presse deviendrait ainsi le vrai parasite des artistes.

Et ne parlons pas de la presse généraliste qui n’a toujours pas su saisir les subtilités du rap – quand elle ne lui fait simplement pas du tort – depuis tant d’années, mis à part quelques exceptions très honorables. Il n’est d’ailleurs pas étonnant que les images du festival aient été en grande majorité diffusées par le prisme des réseaux sociaux que les générations présentes maîtrisent mieux que quiconque ; impossible de compter le nombre de vlogeurs évoluant sur la plaine. Avec cette démultiplication asphyxiante de contenu – il suffit de voir les milliers de smartphones en mode rec sur chaque extrait de concert – et les facilités de l’offre streaming, qui permet au public de naviguer seul sans risque parmi la jungle mélodique en faisant plus aisément poper les artistes qu’il souhaite, la presse se doit de proposer un supplément d’âme ; dans ce cercle de consommation efficace, elle semble aujourd’hui sur le côté. Et pourtant, elle a encore tant à offrir, pour hier et demain – pour la défense des artistes, qui devrait être son seul crédo.

Malheureusement, elle a un peu égratigné les deux frères des Tarterêts, cette presse. PNL est arrivé 45 minutes en retard pour repartir à l’heure de clôture initialement prévue. Autant dire que leur set fut assez expéditif, bien qu’il soit passé par ses incontournables comme « Deux frères », « Onizuka », « Au DD », « Le monde ou rien », « À l’ammoniaque », parmi d’autres. Les Français n’ont pas bénéficié de la même indulgence que l’Américaine, comme si le manque de ponctualité de la part des pontes US était une tradition acceptable, mais un manque de respect intolérable quand il s’agit du sang de la veine. En connaissant les difficultés du binôme sur scène, le spectacle était pourtant au rendez-vous. Des visuels ciselés dressaient une toile de fond pour Ademo et N.O.S dont les allers-retours se faisaient cette fois avec sourire, voire plaisir, sans problème technique, au fil d’une maîtrise parfaite de l’autotune. Allant chercher le public de face, lui discutant, passant dans la brume sur les moments plus aériens, plus profonds, la scénographie semblait jouer juste pour des productions plus aptes à sortir des enceintes d’une tchop en aquarium que devant une fosse en manque de turn up. Et pourtant, et pourtant, le public ne suivait pas, partenaire d’un couple en froid. Faut-il attendre de tous les artistes qu’ils performent sur scène avec régularité, magnificence ou efficacité ? Faut-il attendre qu’ils performent tous simplement sur scène ? Doit-on attendre d’un artiste qu’il se comporte en festival tel qu’il le ferait à son propre concert ? Il fut un temps où ces deux frères, peu impliqués, fuyaient au plus vite, le regard bas, la scène. Fidèles à leurs habitudes de vie secrète. Que j'aimerais leur tendre la main… Mais ces sauvages me la couperaient, mettraient ça sur le dos d’la faim.

Pour finir sur les giga-te-té, passons vite en revue les grands noms qu’il ne fallait pas louper : Anderson Paak, tornade solo, musique groove et fameuse crinière ; Sexion d’Assaut, gang gang, émotion adulescente, un rassemblement ; Soso Maness, Soso-so Maness-euh, Soso Maness-euh ; Tayc, glissade de danseurs, chapiteau en flamme, séduction de velours ; Rim’K, ouverture, 13h30, pourquoi ? ; Tyler, the Creator, performance magistrale, scénographie sublime, énergie incarnée ; DA Uzi, ouverture, 13h30, pourquoi ? ;  Burna Boy, très attendu, orchestral et lumineux ; Orelsan, calibré à son habitude ; Stromae, calibré à son habitude.

 

J’arrive avec un nouveau geste pour faire du bruit dans l’stade / Ils disent que ça les dérange quand tu fais pas d’stats

LES ROOKIES
 


Parmi les rookies, l’un d’eux a fait une entrée de maître : pour une première date en Belgique, un premier album et un créneau horaire d’après-midi, le Courneuvien
Tiakola a retourné la grande scène comme s’il avait déjà la carrière aussi installée que les sommités avec lesquelles il n’a cessé de faire des featurings, avant de se lancer seul dans le grand bain. Tiako la mélo, c’est en effet cette voix légère et habile qui a habillé les meilleures toplines de la trap et de la drill française de ces deux dernières années, de Gazo à MHD en passant par Dadju, Niska et Leto. Les festivaliers étaient donc venus en nombre pour ce crash test géant qui s’est lancé sur une douce intro clavier, annonçant l’explosion du titre « Étincelle – Maradona ». Il n’en fallait pas plus, crash test réussi. Un seul musicien accompagnait le chanteur de temps à autre avec une guitare ou un clavier. Cette seule variation suffisait à faire respirer le show et lui donner beaucoup plus de corps, et parfois de la lumière, comme lorsque Tiakola a entonné la « Journée » – qu’il partage sur disque avec Niska – en version piano voix. Les morceaux se sont enchaînés et la gymnastique vocale a toujours trouvé une réponse dans la foule, jusqu’à l’hystérie générale de voir le groupe 4Keus rejoindre leur vieux complice sur un bon « O’Kartier C’est La Hess » ; 140 millions de streams tout justifiés en quelques secondes. Cerise sur le gâteau, Tiakola a reçu sur scène son disque d’or pour son tout premier album M3LO, sorti à la fin mai. Si ce concert a été l’un des grands moments du festival, il est surtout le témoin d’une carrière à l’expansion exceptionnelle qui semble de surcroît faire beaucoup de bien au public, au vu de la joie et de l’implication dont il a fait preuve.


Autant le dire franchement, ce concert nous a fait beaucoup de bien à nous également dans cette programmation quelque peu linéaire, entre drill et trap bien sombres, aux propositions souvent inexistantes. C’est le risque du turn up et de sa recette : entrée fracassante sur banger, suivi d’un roulement de titres efficaces vers l’apogée du tube universel de l’artiste. Une narration particulière des setlists qui s’accompagne presque toujours d’un fond scénique neutre et d’une bande-son studio, ayant pour effet de travestir les concerts en écoute streaming collective.

De ce fait, malheureusement, le charisme d’Hamza n’a pas suffi à nous nourrir spirituellement, devant ses allées et venues de gauche à droite sur une scène vide. Même constat pour Freeze Corleone, et avant lui le 667, dont les mouvements après le troisième titre sont vite apparus comme trop répétitifs et parfois proches de l’autisme ou de l’agitation malade. Et si Gazo parvient à combler l’espace un peu mieux que ses collègues, la dynamique reste la même, comme l’avait été celle d’un Gotti Maras pourtant gonflé de rage et d’authenticité salutaire. Il s’agit là de bons concerts, c’est une certitude, cependant, amassés les uns à côté des autres, ils se polluent et tendent à perdre leurs superbes, quand ils ne lassent pas simplement par leurs similitudes.

Parce qu’on le sait, prise individuellement, chacune de ces prestations apporte un réel souffle ; parce qu’Hamza ne cessera jamais de nous impressionner à débiter du tube, à chauffer la foule sans ces grosses ficelles de rappeurs, à montrer – justement – que le son seul importe, tant qu’on le goûte à sa juste valeur ; parce que Freeze Corleone « a des phrases interdites dans les amplis » et que sa montée sur scène s’apparente aux plus sombres des sciences occultes. Il ne rappe pas, mais récite des incantations ; parce que Gazo est un putain de SUV monté en 4 par 4 qui peut passer du rire aux larmes sans patiner ; parce que Gotti Maras se pointe sur scène comme sur le rain-té : il fait le job, et ça lui tient à cœur. Quoi qu’on en dise, ces performances sont justement parvenues à soulever les plaines, grâce à leur principale science du hit.

Un phénomène nouveau peut, en quelque sorte, appuyer ces différents constats. L’édition 2022 proposait en effet un format particulier : les dj sets de journalistes. Tour à tour, Mehdi Maïzi ainsi que Martin Vachiery, avec leurs équipes respectives, ont rempli l’énorme chapiteau « Da Hood » pour diffuser leur sélection toute personnelle de sons, avec quelques invités, en n’oubliant pas de dépenser une énergie folle afin de chauffer le public. Effet immédiat. Néanmoins, malgré l’affection qu’on leur porte et l’intérêt réel de leur concept qu’on jalouse d’ailleurs un peu, comment autant de monde a pu raisonnablement poser le choix de participer à celui-ci, au lieu d’assister par exemple à la tornade Tyler, the Creator ? Comment ce type de concept peut-il prétendre – en festival, évidemment – concurrencer des performances d’artistes sur un même lieu, voire même occuper un slot et une scène d’un autre artiste potentiel ? Probablement parce qu’un concert de rap, à l’heure actuelle, ne propose pas grand-chose de plus qu’un dj set, dirigé avec rage et talent, comme l’ont fait nos deux maîtres de cérémonie qui rayonnent d’amour pour cette culture.


Tout ça nous trottait dans la tête quand le concert de Ninho commençait. Tiraillés par le rôle des médias et la saturation d’entendre parler de zipette, nous avons décidé de rejoindre A2H sur la scène du Konbini Forcing Club – le jefe n’avait pas besoin de nous. Et boum, quelle surprise de voir débarquer ce bulldozer protéiforme ! Le temps de 3 morceaux, « Masterclass » - « OG » - « Chez nous », le français avait déjà enchaîné les élans boom bap, ragga, pop et rock, accompagnés d’une panoplie de musiciens, batterie, guitare, claviers. Une jouissance réelle. Une retrouvaille. Puis le boug s’est mis à causer de cul, sans aucune gène ni provocation. Puis, du cul encore. Et du cul. Et du groove – même électronique ! Dans le public, beaucoup de filles détendues. Malgré la fixette de notre A2H sur les relations charnelles et le besoin d’honorer les femmes, aucun sentiment de malaise n’a traversé la foule. Quand nous avons réalisé cela, le rappeur allait justement prendre la parole pour rappeler deux préceptes hyper importants selon lui : « D’abord, on aime tout le monde et on accepte tout le monde ici, donc bienvenues les LGBTQIA+. Ensuite, on ne force personne chez nous, jamais. » Des mots qui ont dû résonner avec ironie au travers du festival dont certains artistes ont fait l’objet d’accusations semblables, ou tout du moins dans l’idée. Nous avions bien fait de sortir de nos habitudes, car il fut bon d’arrêter un instant de louer la détaille et les coups de boule, pour servir les artistes plutôt que la soupe.

De manière générale, la scène Konbini ne nous a apporté que du bénéfice. Avec Bakari d’abord, liégeois dont les manières offrent un plus au contenu gangsta du game. Malgré quelques soucis techniques qui ont parfois fait craquer ses enceintes ou monté son autotune trop haut – le cauchemar de la rambla n’est jamais loin –, sa prestation a fait honneur à la qualité de ses morceaux, oscillant toujours entre mélodies à part et chants syncopés. Certaines rumeurs passées lui cédaient un manque d’aisance sur scène qui, qu’elles soient vraies ou non, semblent appartenir définitivement au passé.

Avec Prince Waly ensuite, la famille, revenu de loin et en pleine forme. Le maire de Montreuil roule toujours pour le rap ciselé, sans fioriture. Il nous a même fait l’honneur de ramener Enchantée Julia qui a lâché les meilleures vocalises du site, sous une humilité touchante.

Avec notre très apprécié Captain Roshi qui, lui aussi victime de plusieurs problèmes techniques, a tenu le cap pour livrer ses cargaisons avec la plus belle proximité que nous ayons vue au cours de ces quatre jours – il descendra d’ailleurs dans le frontstage saluer ses fans. Parfois beaucoup trop soutenu par ses bandes, l’assurance du rappeur ainsi que son naturel dans les discussions ont gommé toute impression de tromperie. Et si la scénographie rappelle celles de.. tout le monde.. dans ce cas, l’originalité de sa patte tiraillée dans une constellation de violences et de mélancolies comble tous les vides, que personne ne voit.

Mais surtout, avec ce gamin de la walone qui a clôturé le festival en roi. La Fève s’est pointé sur un « BELEK » déterminé devant un parterre plein à craquer, tout comme les backstages et le frontstage, dont les photographes et influenceurs se débattaient comme des fourmis en pleine attaque : il fallait à tout prix voir la révélation rap du moment, ce fer de lance d’une nouvelle génération prête à bouleverser les codes. Les attentes étaient grandes ; la réponse brillante. La Fève a claqué ses titres les uns à la suite des autres avec une aisance d’ancien. Raide sur « OTW », en marche sur « JEUNE INTERLUDE », en feu sur « NO HOOK » ma gueule, en partenaire sur « CASTRO » et « Tous Mes Etats », en esprit sur « MAUVAIS PAYEUR », qui est venu signer la fin de la scène Konbini avec le titre le plus visionnaire de 2021. Nous avions vu des images de son live zinzin à la gaîté lyrique, dont nous avons retrouvé ici quelques impressions : la densité écrasante de la foule combinée aux atmosphères lunaires des productions, à la prestance atypique de la Fève par ses balancements raides et laidback, au jeu de lumière volontairement obscur, plongeaient le public dans un autre lieu, plus proche du cypher de parking ou du freestyle de cave. Le concert le plus attendu ressemblait pourtant au moment le plus spontané. Coup de cœur. Une seule consigne : faites péter La Fève !

Enfin, parmi d’autres, nous avons aussi pu tester le séisme B.B. Jacques, tout droit sorti de sa « nouvelle école » pour venir secouer les terres de son collègue Fresh. Avec une entrée fracassante sur « Fuck Off », le personnage a prouvé sa singularité sans détour sous les attraits d'une présence écrasante. Sauf que cette présence va très rapidement l’essouffler à force de gueuler dans son micro sans gestion, mais avec une émotion palpable qui le faisait sortir du rythme. Son autre collègue HoussBad et Mehdi Maïzi ont alors eu la bonne idée de faire une incursion remarquée sur scène pour créer instantanément l’hystérie, belle diversion laissant un peu de répit à notre Black Bird qui a retrouvé ensuite ses marques.

Pour sa part, Fresh a décidé quant à lui de jouer le lendemain sur un intervalle bien plus court, en l’espace de 30 min, et sous le chapiteau « Da Hood ». En jouant à domicile, il n’y avait que très peu de risque de se foirer. Encore que, la pression était énorme et le chapiteau en place comme une bouteille de Ruinart bien secouée. Le Liégeois a livré une prestation indéboulonnable, en commençant par une belle archive « LG C’EST DALLAS », avant de faire défiler les titres de son ep Bientôt à l’abri et jouer deux fois « Chop » comme bouquet final, aux côtés de ses traditionnels danseurs. Victoire confirmée.

J’ai fermé la te-por d’à côté pendant qu’ils disent que je fais partie des quotas

L'INCLUSIVITE


Un autre personnage de la série Netflix « Nouvelle École » a pu faire son apparition aux Ardentes en la personne non pas de Leys (dommage), mais de Soumeya, dont nous n’avons malheureusement pas pu voir la prestation qui a eu lieu au Wallifornia Stadium – scène consacrée aux artistes émergents, ou aux communautés plus modestes. Lors de la journée du dimanche, elle a plus particulièrement été dédiée à la mise en avant d’artistes féminines en proposant dans l’ordre les performances de JNY, Lazza Gio, Ossem, Soumeya et enfin Eesah Yasuke, qui ont été entrecoupées par des danses du One Nation Crew et qui se sont conclues par un mix de l’équipe Supafly Collective.

Au nom de la diversité et de la représentativité, était-ce une bonne idée de concentrer une part de la participation féminine du festival en un seul lieu ? Si la programmation de cette scène genrée dépendait peut-être de certains facteurs extérieurs, comme le partenariat avec le concours « rappeuses en liberté » dont sont lauréates 3 artistes précitées, a-t-elle été envisagée comme une réponse au scandale dont a fait l’objet les Ardentes peu de temps avant leur lancement ?

En effet, selon le rapport Scivias, seuls 15 % des artistes programmés à l’affiche n’étaient pas des hommes. Comme le rappelle ce même rapport, « lorsque les femmes comptent pour moins de 20% au sein d’un groupe de personnes : leur présence n’a pas d’effet, elle n’est que symbolique. Or, à partir de 33% de femmes au sein d’un collectif, leur présence peut possiblement avoir un impact réel sur l’ensemble du groupe et sur sa perception par le public. »

Faut-il par ailleurs exiger de la part d’une organisation qu’elle s’inscrive dans une lutte sociale dont les finalités peuvent interférer avec ses objectifs premiers ? Rappelons, une nouvelle fois selon les mots du rapport Scivias, les incidences que peut engendrer l’offre des festivals : « pour les artistes déjà reconnu·es, [ceux-ci] sont l’occasion d’asseoir leur visibilité et leur reconnaissance dans le monde de la musique. Pour les artistes émergent·es, [ils] sont une opportunité d’être vu·es et entendu·es par un très large public. C’est parce qu’ils ont un impact culturel et économique au sein de la société et du secteur musical qu’il est essentiel de s’intéresser aux représentations qu’ils véhiculent et aux artistes qu’ils visibilisent. Les choix de programmation ont un impact sur les carrières des artistes comme sur les représentations de genre qui infusent l’ensemble de notre société. » Ils sont ainsi en quelques sortes une vitrine du secteur, qui peut influer sur le marché dans son ensemble. Et même plus.

On pourrait cependant moins blâmer les Ardentes pour la proposition de son affiche, au vu du nombre de contraintes qui l’entoure, que pour la communication qui a suivi la polémique. Au lieu de tergiverser au travers d’une série de circonlocutions – et parfois des mensonges –, un aveu franc et une acceptation de la problématique auraient suffi à calmer celle-ci. Il est surtout regrettable que les Ardentes n’aient pas sauté sur l’occasion pour dévoiler et déconstruire les problématiques générales que rencontre le secteur, puisque la programmation ne représente en réalité que la pointe de l’iceberg. Entrent en cause, par exemple, les propositions que font en amont les bookeurs, la disponibilité des artistes à un instant t, l’accès des femmes à la profession, la connaissance des réseaux, l’invisibilisation de certains réservoirs d’artistes, le manque à gagner sur des communautés plus restreintes,  parmi tant d’autres données. Le fait de pointer certaines difficultés ou obstacles participerait déjà à leurs résolutions. On peut néanmoins espérer que l’organisation, à présent alertée, mette en place de nouveaux moyens, avec la créativité dont ils ont su faire preuve sur d’autres sujets, afin de répondre à ces problématiques pour l’édition 2023.


Quant à nous, nous ne pouvions donc pas conclure ce chapitre sans évoquer la qualité de jeu scénique qu’ont pu observer les festivaliers devant Eesah Yasuke. Entrée sur « Mon ciel », la rappeuse a tout de suite fait comprendre qu’elle parlerait sans filtre ; sa voix n’en présentait aucun. Elle rappait avec force et clarté, derrière un micro dont le volume ne cherchait pas à se cacher sous la prod. Une performance brute et brutale, du chant ému de « Cadavre exquis » aux basses révoltées de « X-Trem », en passant par le roulement frénétique de « Hennessy ». Son esthétique portée par une allusion aux samouraïs – Yasuke étant le premier guerrier noir de cette histoire – déplace sur scène le culte de la personne vers le culte du texte, et du rap. Un véritable combat par la locution qui s’est avéré être à Liège, pour reprendre les mots de l’artiste, « Waaw » !

 

Je fais succès mais Paris, c'est loin, d'ici, si-si

CONCLUSIONS


Sans aucun doute, en faisant table rase, le festival des Ardentes s’est non seulement trouvé, mais a dépassé les attentes de réussite qu’il s’était posées. S’il a perdu le charme de son parc Astrid pour se muer en un lieu de festivité plus commun, il devient par là même un concurrent sérieux pour les grands noms de l’événementiel belge et d’ailleurs, avec lequel il va falloir jouer des coudes pour pouvoir subtiliser les potentielles têtes d’affiche hip-hop qui seront inévitablement redirigées vers ce festival spécialisé.

Un succès d’autant plus frappant qu’il se déroule en périphérie de la francophonie et qu’il se positionne comme leader sur un marché dont la France aurait pu s’occuper depuis bien longtemps ; enfin un titre important que la Belgique va pouvoir défendre. À l’avenir, il sera d’ailleurs plus que jamais question de maintien au vu de l’écosystème toujours plus fragile des festivals, et des festivals belges plus précisément, dont la pléthore s’apprête à noyer l’offre, alors que les coûts techniques n’ont jamais été aussi élevés et que le pouvoir d’achat des usagers a subi quant à lui une baisse significative.

Dans cette entreprise, afin de s’assurer une certaine prospérité, les Ardentes peuvent compter sur la certitude d’un turn up bien mené, ainsi que sur une ambiance brûlante dont elles seules ont le secret. Leur nouveau pari sera peut-être celui d’asseoir leur réputation de spécialistes rap, en évitant par là même une éventuelle lassitude, et pour cela, il faudra donc répondre à quelques nouveaux défis : sur la base d’une affluence en pleine expansion, elles pourront peut-être oser une représentativité réelle du milieu qui verrait alors apparaître dans son affiche plus de propositions liées à sa diversité artistique, comme à sa diversité d’acteur·rice·s ; une affiche plus éclectique et inclusive. Le rap a toujours été une expérience totale. Le rap a toujours amené sa part de progrès. D’ici là, il faut féliciter les Ardentes d’avoir célébré cette culture pendant quatre jours, et de lui avoir offert un si grand terrain de jeu.

Le rap, c’est une belle saga.

 

 
Punchlines –
OrelSan, "Dans ma ville, on traine"
Damso, "Y. 2 DIAMANTS"
PNL, "A l'Ammoniaque"
Tiakola, "Parapluie"
Leys, "KB9"
Damso - Booba, "Paris c'est loin"
La Fève, "NO HOOK"