Tuff Times Never Last

Kokoroko

Brownswood Recordings – 2025
par Erwann, le 23 juillet 2025
7

Depuis bientôt dix ans, la scène londonienne redéfinit ce que le mot "jazz" veut dire au pays du sanglier à la menthe. Exit les ambiances éthérées à la ECM ou la spiritualité façon Matthew Halsall : ici, ça pulse à coups d’afrobeat et de rythmes caribéens. Oubliez les solos interminables pour jazzmen en col roulé : la nouvelle garde est chaude, collective, politique. C’est dans ce bouillon de culture épicé qu’ont émergé Moses Boyd, Shabaka Hutchings, Ezra Collective ou Kokoroko, ces derniers optant clairement pour une approche plus introspective et presque soul. Depuis "Abusey Junction", petit miracle qui concluait la compilation We Out Here sorti sur le label Brownswood Recordings de l'inénarrable Gilles Peterson en 2018, le groupe affine sa formule, entre chaleur highlife, groove soul-jazz et cuivres caressés par un soleil couchant, proposant des morceaux où la joie cohabite avec la mélancolie. Tuff Times Never Last ne chamboule rien, mais va plus loin dans cette idée de "vibe" qui s’installe doucement, sans chercher le climax grandiloquent.

Le squelette afro-jazz reste là – l’esprit de Tony Allen plane toujours sur les polyrythmies – mais l’innovation principale, c’est le travail sur l’écriture. Plutôt que d’improviser à tout-va, Kokoroko mise ici sur des chansons à structure claire, où refrains et voix ne sont plus des accompagnateurs mais de véritables points d’ancrage. La trompette de Sheila Maurice-Grey guide toujours les mélodies, mais s’intègre plus souvent dans un ensemble collectif - ainsi, "Together We Are" voit les cuivres créer un dialogue qui s'insère dans les rythmiques plutôt que de prendre le pas sur elles, tandis que le single "Sweetie" voit ses lignes vocales se fondre dans la mélodie et les percussions. Ailleurs, des titres comme "Just Can’t Wait" ou "Da Du Dah" réussissent l'exploit d'invoquer le glam 80's sans jamais tomber dans le kitsch. Tout ici respire la cohésion et la retenue. Et au final, c’est ce recentrage sur l’écriture – plus que sur les exploits instrumentaux – qui fait la force du disque.

Bien sûr, ce virage a ses limites : à force de vouloir rester feutré, Tuff Times Never Last tombe parfois dans une certaine uniformité. Les tempos dépassent rarement les 100 BPM, tout est propre au point de l'être parfois trop: "My Father in Heaven" flotte sans trop marquer, tandis que "Closer to Me" fonctionne surtout par la répétition de son mantra. Sur 50 minutes, on aurait pas dit non à un peu de folie alors que le disque parie davantage sur la douceur, la patience, la structure. À l'heure du catastrophisme provoqué par l'inquiétude climatique et la montée de l'extrême droite, Kokoroko (dont le nom vient du mot nigérian Urhobo qui signifie "être fort") nous rappelle que l'optimisme n'a pas besoin de crier pour se faire entendre. Parfois, la joie peut être un acte de résistance. Et si c'était ça être radical en 2025?

Le goût des autres :