Shell~Wave

Surgeon

Tresor – 2025
par Simon, le 19 juillet 2025
8

À la question très sérieuse que lui posent tous les journalistes sur ce que représente pour lui la techno après trente ans d'activisme, Surgeon a simplement répondu : « Shell~Wave ». À la question que nous nous posons à nous-mêmes de savoir si on a encore le courage de s'envoyer de la grosse techno de Birmingham en format LP, on répond tout aussi simplement : « pas sûr ».

Il y a comme une impression d'être devenu un vieux con pour ces choses-là, d'avoir laissé le clubbing, si intelligent soit-il, à une génération qui pourrait déjà être nos enfants. Avec le temps, notre impression d'avoir étudié le cahier des charges par cœur nous pousse à sélectionner ce qu'il y a de plus référencé au sein de la scène, quitte à accepter de passer à côté d'un paquet de sensations plus ou moins fortes. Et à ce petit jeu, s'il y en a un qui aura toujours notre oreille (et nos chroniques), c'est notre Anthony Child

On pourrait sans problème ressasser tout ce qui fait les poncifs le concernant : son amour pour Coil, Napalm Death ou Cabaret Voltaire (le pauvre doit regretter d'avoir un jour dit ça tant ces références le suivent), le duo magnifiquement extrémiste qu'il forme avec Regis sous la bannière British Murder Boys, l'incarnation du son sourd et bourdonnant de Birmingham qui a ouvert la voie à des mecs comme Perc ou Blawan, tout son travail dans les franges dures de la musique expérimentale sous son propre nom, l'impact de sa maison-mère Downwards ou son imagerie rigide en partie due à sa gueule d'ingénieur bavarois. Oui, Surgeon est le patron incontestable qu'il pense être ; et oui, Shell~Wave ne peut être qu'une nouvelle démonstration de force.

Ce qui nous intéresse plus particulièrement ici, c'est surtout son processus de composition, et l'impact direct que celui-ci ne manquera pas d'avoir sur le ressenti général au moment des écoutes répétées. Fini de se branler la nouille planqué derrière un tas de logiciels d'aide à la composition, les gros boss comme Anthony Child parlent directement le langage des machines, composant l'intégralité de ce Shell~Wave avec son équipement habituel de live, à savoir un synthétiseur Soma Lyra-8 et une boîte à rhytmes Pulsar 23. Et cette fois, on y rajoutera un générateur de delay et on enregistrera tous les tracks en une seule prise. On est donc bien loin du bedroom producer qui perfectionne avec toute l'assistance du monde son track (probablement) de merde pendant une plombe. Ici ça ne peut qu'être viscéral et en accord avec ses racines industrielles.

Mais cet écho, partout et tout le temps. Utilisé de manière semi-improvisée tout au long de cette heure musicale, ce delay donne à tous ces instants musicaux un futur proche à géométrie variable, jouant sur les sens, toujours en projection de son objet premier. Une technique habile qui dynamise une techno souvent sourde, prise entre un début qui n'en est jamais vraiment un et une fin toujours hypothétique. Une expérience aux limites de la suffocation, comme avaient pu l'être les premiers albums de Ben Klock ou de Marcel Dettmann, qui s'expérimente physiquement et qui se vit si bien uniquement grâce à la force organique, lourde et brumeuse, de sa composition. Malgré l'absence de repères et de balises dans une narration qui devient vite complexe dans sa prétendue simplicité, ça respire, ça pousse à l'évocation.

Et puis, c'est beau, surtout. Beau dans son rapport à la machine, à la friche industrielle, aux expérimentations acid, à la bass music. On y entend lointainement Russell Haswell (sur l'extatique « Soul Fire »), Distance (« Divine Shadow »), Autechre (« Forgotten Gods » aurait pu sans problème figurer sur une version club de Confield) ou Yves De Mey ; beaucoup plus proche de nous la moiteur des murs d'à-peu-près toutes les caves où cette mystique technologique résonnerait si bien, Berlin, Tresor et son héritage musical. Shell~Wave est surtout magnifique dans sa relative imperfection, témoin de la domination finale de l'homme sur la machine, celui qui plie une technologie structurellement parfaite pour mieux rouvrir les portes de l'incertain. Ici ce ne sont pas les machines qui parlent à d'autres machines, Surgeon a dépassé la maîtrise technologique pour elle-même, il ressort si fort de ces trente ans de carrière qu'il est aujourd'hui infiniment libre de dicter à son matériel la direction à prendre, la sienne et nulle autre.

Il devient alors cette techno faite pour durer mille ans, le lieu de tous les paradoxes entre autodétermination, fragilité de la construction et puissance contenue. Minimalisme et maximalisme. Cette musique redevient un objet d'équilibre permanent, de curseurs, de repères trouvés à l'instinct. C'est précisément là que l'expérience d'Anthony Child est impossible à acheter, c'est au cœur de cette grande organisation et de ce chaos potentiel que le chef d'orchestre devient central. L'homme quitte alors le statut de créature pour embrasser celui de Créateur, de grand planificateur. Il modèle les mondes dans une grande fresque post-industrielle, répétitive prise avec de la hauteur et remplie d'une vie grouillante à mesure qu'on rapproche son objectif de l'épicentre. Shell~Wave n'est pas seulement une démonstration incontournable, il devient un objet de désir intellectuel, de mouvement permanent et de conviction à l'échelle humaine. L'homme qui devient Dieu par accumulation empirique, qui domine l'entropie de son environnement à la force de son esprit, la machine qui redevient l'esclave mécanique. Comme ce gamin dans la salle d'attente de l'oracle qui répond à Neo : « N'essaie pas de plier cette cuillère, c'est impossible. Essaie plutôt de prendre conscience de la vérité : il n'y a pas de cuillère. Alors tu te rendras compte que ce n'est pas la cuillère qui se plie, mais seulement toi. » Technologie 2.0.

Le goût des autres :