Let God Sort Them Out
Clipse
À l’échelle du rap, le retour de Clipse avec un album produit par Pharrell Williams est comparable aux retrouvailles entre Tom Cruise et Val Kilmer dans Top Gun : Maverick à l’été 2022. Autrement dit, des artistes vénérés mais plus vraiment des jeunes premiers (ou visiblement concernés par la musique dans le cas de Pharrell) se mettent en tête de relancer une machine qui a façonné un pan entier de la culture hip-hop du début des années 2000. Le projet est évidemment casse-gueule et pose au moins deux questions essentielles : avait-t-on véritablement besoin d’un album de Clipse en 2025 ? Et celui-ci devait-il être produit par Skateboard P ?
On pourrait être tenté de répondre par la négative à la première question, pour la simple et bonne raison que depuis le dernier album de Clipse en 2009, ses deux membres ont connu des fortunes diverses : tandis que Malice montrait combien il était fort à cache-cache (un porte clé GMD pour celui ou celle qui nous donnera les titres de ses deux albums solo sans consulter son téléphone), Pusha T brillait en solo, enchaînait les bonnes décisions et les albums phénoménaux, taillant au passage des croupières au gotha du hip hop – on peut même parler d’un assassinat de sang froid dans le cas de Drake ou Lil Wayne, mais comme Pusha T le dit si bien : « Beef is best served like steak: well done ».
Pourtant, dès les premières mesures de « The Birds Don’t Sing », titre touchant sur la disparition de leurs parents (et qui a un fort arrière-goût de Kanye West période MBDTF), l’alchimie entre les frères est totale et non, Malice n’est pas ce rappeur ‘mineur’ que certains dépeignent. Quand ces deux-là se retrouvent dans un studio, personne d’autre n’existe, et ce n’est pas vraiment un hasard si, à l’exception d’un Kendrick Lamar phénoménal « Chains & Whips » et d’un Stove God Cooks pourtant sous-utilisé sur « F.I.C.O. », tous les autres invités de ce disque brillent par leur performance anecdotique ou leur présence fantomatique – ça doit faire drôle à un Tyler The Creator en 2015, alors qu’on attendait un chouïa plus d’un Nas toujours en forme à 50 balais passés.
Sur la seconde question, le doute subsistait encore avant de lancer Let God Sort Them Out : déjà parce que les albums de Clipse étaient tous produits par les Neptunes et non par le seul Pharrell, ensuite parce que ce dernier n’a pas vraiment brillé ces 5 dernières années (certains vous hurleront 10), et enfin parce qu’il semble plutôt avoir la tête dans ses bureaux parisiens de Louis Vuitton que dans un studio. Des doutes qui se confirment sur une bonne partie des titres d'un album propre, trop propre. Plus de vingt années se sont écoulées depuis le révolutionnaire Lord Willin’, et même si on n’attendait pas de Pharrell Williams qu’il nous ressorte les mêmes claviers futuristes, les mêmes drum patterns rachitiques et les mêmes ambiances inspirées de la frénésie des marching bands universitaires (on retrouve quand même un peu de tout ça sur « Inglorious Bastards »), on attendait de lui qu’il opère une petite révolution à sa propre échelle (parce qu’au fond de nous, on l’en sait capable) plutôt que nous sortir ces productions ripolinées à l’extrême qui vont peut-être bien à Kid Cudi ou à Doja Cat, mais qui ne mettent pas toujours en valeur le talent des frères Malice et Pusha T pour tirer sur tout ce qui bouge avec un sang froid de tueur à gages albanais.
Contrairement à Alphonse Pierre ou Zane Lowe, on a découvert Let God Sort Them Out en même temps que le commun des mortels en se réveillant vendredi dernier. Et un single comme « Ace Trumpets » doit nous servir de critère de référence : s’il a pu sembler un brin anecdotique à sa sortie (probablement car nos attentes entourant un nouvel album de Clipse atteignaient des niveaux confinant au délire), ce titre au refrain imparable a su démontrer toute sa replay value avec les semaines, et il ne fait aucun doute « M.T.B.T.T.F. », « E.B.I.T.D.A. » ou « So Be It » suivront la même trajectoire avec le temps. Ces retrouvailles-là n’auront peut-être pas l’impact culturel que certains espéraient, et Pharrell Williams est désormais moins un producteur qu’un tastemaker, mais le simple fait d’entendre à nouveau Pusha T et Malice découper la même prod comme des morts de faim est suffisamment gratifiant pour que se dissipent – pour le moment du moins – certaines de nos suspicions mal placées.