Edits & Cuts
Marcel Dettmann
Il ne faut pas être prix Nobel de physique pour identifier les raisons qui ont conduit à la quasi extinction du concept de “mix album”. La lente érosion du CD combinée à la montée en puissance du streaming et l’émergence de la Boiler Room en tant que mode de consommation de la musique électronique ont torpillé un modèle économique qu’on pensait pourtant indéboulonnable. C’est aussi une confiance aveugle qui a amené toute une série de labels, y compris les plus prestigieux, à considérer l’auditeur comme une vache à lait en l’inondant de compilations mixées à la qualité douteuse ou à l’intérêt tout relatif, tant et si bien que celui-ci s’est détourné d’un concept relégué aujourd’hui au rang de niche.
Une fois nos larmes séchées après avoir jeté un regard sur une armoire contenant le Balance 014 de Joris Voorn, le Fabric 36 de Ricardo Villalobos ou le Immer de Michael Mayer, on se réjouit en se disant que les rares qui s’y collent encore n’y vont pas en traînant les pieds ou en voulant nous soutirer quelques euros, mais bien avec la volonté de rendre ses lettres de noblesse à un exercice pas dénué de contraintes, au premier rang desquelles la difficulté consistant à réduire la frontière pourtant bien mastoc entre la quiétude d’un salon et l'effervescence du club.
À 47 balais, ce tonton de Marcel Dettmann en connaît un rayon en la matière, lui dont la face de BG (« l'enfant caché de Richard D James et Derek Zoolander » avait dit un jour le défunt Le Drone) occupe les dj booths des meilleurs clubs de la planète depuis une bonne quinzaine d’années. Et surtout, en sa qualité de résident historique du Berghain, ses rétines ont probablement imprimé plus de choses WTF que 99% de la population. Pour autant, il y a chez lui comme une détermination à s’inscrire à l’exact opposé d’une légende berlinoise parfois bâtie à la force de ses excès avant d’être définie par la vigueur de sa musique. Marcel Dettmann, peut-être plus encore que son pote Ben Klock, est un esthète, et un homme à la culture musicale riche, plurielle et profonde – en même temps, quand tu as bossé pendant une dizaine d’années derrière le comptoir de la référence absolue qu’est Hard Wax, ça aide. Ce sont autant d’atouts qu’il met au service de ses dj sets, et des mixes officiels qu’il livre, et cela depuis 2008 et son Berghain 02.
Pour la série Master Mix du label Running Back de son pote Gerd Janson, Marcel Dettmann régale : depuis toujours, il édite et remixe des titres qui ont façonné son ADN, transformant des choses plutôt réservées à une écoute domestique en de véritables floor fillers qui témoignent autant de son amour pour l’electro-pop, la new wave ou l’EBM que de sa capacité à comprendre les mécaniques qui font imploser un dancefloor et lui insuffler ce petit supplément d’âme qui fait trop souvent défaut dans une techno moderne qui pense surtout à bander les muscles et finit par bander mou. Et ça passe d’abord par un travail de digging, passionné et obsessionnel, qui l’amène à dénicher des choses dans lesquelles il entrevoit un potentiel club à côté duquel tout le monde passe. Ensuite, c’est le producteur qui prend le relais, et ça passe alors souvent par un travail sur les textures (parfois marginal comme sur cet edit moroderesque de Frank Duval) puis sur les cadences qu’il altère pour les adapter à sa lecture du jeu : ainsi, ralentie de quelques BPM, l’IDM de Clark se découvre une sensualité insoupçonnée, alors que pitchés à la hausse, les claviers un peu dépressifs des Australiens de Severed Heads révèlent tout leur potentiel euphorisant.
Malgré sa capacité à incarner une forme de modernité, Marcel Dettmann a toujours voulu faire preuve de déférence dans la façon dont il travaille la matière, et ce respect pour l’histoire est en quelque sorte poussé à son paroxysme avec cette compilation : si sa version physique consiste en 3 LP contenant les titres individuels, ce Master Mix existe également dans une version mixée impeccable de maîtrise, de construction et de storytelling. Disponible uniquement en streaming, cette version affiche 74 minutes au compteur, soit la durée maximale que l’on peut caser sur un CD. Appel du pied ou simple élan nostalgique, difficile à dire. Par contre, sur le contenu, pas de doute permis : c’est fort, très fort.