Dossier

Marque ta Page #7

par Amaury, le 23 juillet 2019

Histoire de se saisir pleinement d’une œuvre, la posture idéale que toute rédaction devrait adopter tient dans ce seul credo hâte-toi lentement. Chez Goûte Mes Disques, on tente déjà de le respecter en ne cédant pas à la tendance moderne selon laquelle l’actualité ne pourrait être traitée qu’en 140 caractères, et qui finit par nous flanquer la musique au cœur d’un bordel mal éclairé, façon chrono-stock. Malheureusement, le temps manque pour tout le monde. On s’est donc proposé de vous en faire gagner en sélectionnant le meilleur de ceux qui l’ont pris, au travers de la présentation de trois ouvrages récents, et d’un oldie, qui déplient avec talent l’une ou l’autre dimension de la musique.

Dialectique de la pop

Agnès Gayraud

Aimez-vous la pop ? Si vous ne réfléchissez pas trop à la question, vous devez pouvoir y répondre aisément, en transformant cette question en un simple : « est-ce que j’écoute Radiohead ou les Red Hot ? » ; mais si vous faites le moindre pas vers une interrogation du mot « pop », vous êtes perdu. Comme souvent en musique, l’usage de la terminologie classificatrice semble relever de l’évidence, mais sa compréhension est une autre histoire. Et s’il y a bien un mot dont la fréquence de l’emploi ne dit rien de sa clarté, c’est bien le terme « pop ». Coldplay, les Beatles, PNL, Mozart : d’un certain point de vue, tous ces artistes sont pop, mais les énumérer n’aide en rien à comprendre ce qui les relie.

Face au bordel notionnel dans lequel on se trouve, l’immense projet d’Agnès Gayraud prend tout son sens : saisir l’insaisissable de la musique pop, et tenter d’en donner une structure dont la principale qualité sera d’avoir honnêtement mis en évidence tous les paradoxes de ce que pourrait être la pop.

Il y a une dialectique de la pop, car elle désigne à la fois une musique populaire et des artistes comme Charlemagne Palestine, une musique simple et Pink Floyd, une musique produite industriellement et les Strokes. A chaque fois qu’un critère semble apparaître, les contre-exemples et contre-arguments fusent de toutes parts, à tel point qu’Agnès Gayraud remet en question l’idée même de faire de la pop un genre musical. Et rien ne semble plus sage, quand on sait que les mêmes auditeurs ou auditrices qui se targuent de ne rien écouter de pop consomment en réalité des formes musicales dont on pourrait légitimement dire qu’elles sont pop : de la musique enregistrée, des remixes, des covers, des improvisations, bref tout ce qui était ou aurait pu être déconsidéré par des fossoyeurs de la pop tels que Theodor Adorno.

Si aucun genre ne s’écarte réellement de ce qu’on appelle « pop » et qu’aucun ne semble non plus concerné intégralement par le terme, Agnès Gayraud propose d’en faire un terme désignant non plus un genre, mais une forme d’art à part entière. Dialectique de la pop n’est donc pas simplement un ouvrage retraçant une histoire de la pop ou esquissant une simple définition, c’est un traité essentiel sur la nature des musiques actuelles.

GAYRAUD (Agnès), Dialectique de la pop.
Paris, La Découverte / Cité de la musique-Philarmonie de Paris « la Rue Musicale », 2018, 528 p.

Playlist Deluxe

Charles Berberian

Évidemment que vous avez tous votre playlist idéale, celle qui contient autant de classiques de cœur que de classiques de raison. Cette playlist idéale, elle peut prendre de nombreuses formes mais une certitude persiste : c’est un peu l’œuvre d’une vie pour ces fondus de musique qui vendraient leur mère contre un pressage original de leur album favori, et c’est aussi quand on y pense bien un exercice éminemment complexe, qui peut déboucher sur des prises de têtes ingérables et une quantité décourageante de choix cornéliens. Dans la mienne, le Pet Sounds des Beach Boys croise le Yeezus de Kanye West ou le Live À Metamórfosi 2019 de France et d’ailleurs… et d’ailleurs on s’éloigne déjà du livre qui nous occupe.

Pour rendre l’exercice un peu plus original, Charles Berberian (le frère d’Alain, réalisateur de La cité de la peur) a sorti ses crayons et vidé ses caisses, passant en revue une discographie de rêve qui, chez lui, est surtout une affaire de rock des années 70, mais pas que. Une discographie idéale qui s’élabore à travers un passage en revue de quantités astronomique d’albums, compilations et mixtapes maison gravés sur Minidisc, et qui sont autant d’occasions pour l’auteur d’alimenter une réflexion qui se raconte autant par des croquis / bandes dessinées que par des réflexions et anecdotes d’une légèreté, d’un humour et d’une sincérité qui rendent l’ensemble très attachant, et surtout très juste.

Car ici, l’idée n’est pas pour Charles Berberian de donner dans la leçon de choses, ou de dresser une liste qui se voudrait exhaustive et définitive ; bien au contraire. À travers ses croquis et ses réflexions, l’auteur s’emploie à partager ses obsessions, tout simplement, comme nous le ferions en passant une soirée entière à sortir nos meilleurs arguments pour convaincre un pote que, évidemment, Music Has The Right To Children est l’album le plus important de ces 30 dernières années.Et c’est certainement en évitant soigneusement cette posture de donneur de leçons que Charles Berberian atteint sa cible, et nous donne une envie : écouter Lucio Battisti, Thelonious Monk ou Ron Sexsmith alors qu’on a une aversion absolue pour la musique italienne, le jazz ou le folk.

BERBERIAN (Charles), Playlist Deluxe.
Arles, Actes Sud « Hélium », 2019, 272 p.

John Coltrane, The Wise One

Nicolas Fily

John Coltrane, The Wise One trouve son origine dans nos colonnes : pour célébrer le cinquantenaire de la mort du saxophoniste, notre rédacteur Nicolas Fily s’était proposé de réaliser les chroniques des 10 albums qu’il jugeait essentiels à l’approche de sa carrière protéiforme et, sous certains aspects, insaisissable. Il lui en a ensuite peu fallu pour décider de se charger de sa vie entière, grâce aux éditions du Mot et le Reste qui allaient ainsi mettre sur le marché l’une des biographies les plus accessibles de ce parcours épique, tant sur sa trajectoire humaine que mélodique.

Et justement, The Wise One livre un texte bien plus dense et fourni que les habituels pavés d’anecdotes dont la finalité se révèle malheureusement plus divertissante que didactique. En synthétisant une somme importante d’informations, Nicolas Fily guide le lecteur au fil d’une biographie classique – qui adopte un rythme chronologique dans la narration des événements – vers des balises détaillées que forment les diverses rencontres de Coltrane ainsi que les performances musicales qui en résultent. Il cartographie de cette manière l’évolution d’un souffle et d’un milieu en proposant la multitude de visages qu’ils ont respectivement adoptés au cours d’une vie précise : l’individu Coltrane comme prisme du rayonnement jazz. Mieux que le format classique de la maison d’édition en « 100 Albums », cette série de chroniques et de portraits en mouvement permet de dégager dans leurs confrontations un supplément d’informations propre à ce genre musical : quelles luttes se dissimulent derrière les différentes énergies sonores en jeu, lors de sessions studio de surcroît souvent improvisées ?

Qu’il s’agisse par exemple pour Coltrane de trouver sa place dans un groupe parfois mené par de grands leaders, de revendiquer certaines positions politiques ou de parvenir à produire le son de demain, The Wise One décrypte toujours avec justesse cette mise en musique d’un quotidien sans cesse emporté dans un tourbillon. Jusqu’à convaincre les plus indécis au sujet du « ténor énervé », Nicolas Fily détaille et explique ses manières particulières de jouer, en les célébrant, mais surtout en livrant leurs significations comme leurs aspérités ; il traduit dans une langue simple – bien que poétique – la lumière d’un discours parfois aveuglant. Par là même, il fait bien plus, car il offre un tremplin vers d’autres œuvres du Jazz. De ce personnage unique, il ouvre la voie.

FILY (Nicolas), John Coltrane, The Wise One.
Marseille, Le Mot et le Reste, 2019, 416 p.

Der Klang Der Familie

Felix Denk, Sven von Thülen

Si aujourd’hui le triptyque Ryan Air / AirBnB / (tentative de pénétrer le) Berghain fait partie du b.a.-ba du clubbeur qui veut avoir réussi sa vie, il faut bien se rendre compte que le chemin qui a mené à la domination de la scène berlinoise (car limiter l’aura de la ville au seul berghain est évidemment une grossière erreur) aura été long et parsemé d’embûches. Et c’est justement ce long parcours que raconte Der Klang Der Familie, livre en forme d’histoire orale dont le titre est une référence au morceau éponyme sorti en 1992 par 3 Phase et Dr. Motte. Ces deux noms ne vous disent rien ? Ce n’est qu’un avant-goût de la galerie de personnages qui défilent tout au long des 400 pages de récit.

Et c’est probablement ce qui peut décourager le lecteur de prime abord. En même temps, il faut s’imaginer la difficulté pour un Berlinois aujourd’hui de se plonger dans un livre qui raconte les folles nuits parisiennes par la bouche d'Alain Pacadis, Fabrice Emaer, Fabrice Gadeau ou Jean-Pierre Marois. Ajoutez à cela la difficulté d’appréhender les réalités historiques d’un Berlin post-chute du mur et les innombrables références aux différents quartiers de la ville, et vous vous retrouvez avec un livre qui, dans ses premières dizaines de pages, laisse plutôt de marbre. Mais c’est le temps nécessaire pour planter le décor, saisir le contexte et rencontrer les différents protagonistes d’une aventure complètement folle et improbable qui démarre vraiment avec l’inauguration du magasin Hard Wax de Mark Ernestus dans le quartier de Kreuzberg ou l’ouverture du club Tresor dans ses locaux historiques et poisseux de la Leipziger Straße.

S’en suit une plongée vertigineuse dans les racines de la nuit berlinoise, rythmée par les retombées de la Love Parade, des valeurs autant politiques qu’artistiques, des rivalités, les coups de sang ou d’audace de promoteurs un peu fous ou le débarquement des pionniers en provenance de Détroit. Initialement sorti en 2013, le livre de Felix Denk et Sven Von Thülen a été réédité il y a quelques semaines par Allia, dans une version dont la traduction originale a encore été améliorée. Pour une histoire toujours aussi tumultueuse et passionnante.

DENK (Felix) et THÜLEN (Sven von) Der Klang Der Familie.
Paris, Allia, 2019 [2013], 400 p.