Shabrang

Sevdaliza

Twisted Elegance – 2020
par Ludo, le 15 septembre 2020
8

Cataloguée à ses débuts comme la nouvelle égérie du nouveau trip-hop, l’artiste irano-néerlandaise Sevdaliza s’est depuis émancipée de ce genre musical qui ne veut plus dire grand-chose en 2020. Même si l'atmosphère gothique et le beat langoureux d'un morceau comme « Dorman » peut encore faire penser à du Portishead, des sons comme « Rhode » (qui mélange sonorité cyberpunk avec une voix éraillée post-grunge), « Oh My God » (plutôt trap et deep bass), ou encore « Human Nature » (sublime manipulation de l’auto-tune) démontrent l’aptitude de la jeune femme à passer d’un genre à l’autre en mariant le tout de sa voix chaude, grave et apaisante.

Mieux encore, sur « « Gole Bi Goldoon », elle revisite le célèbre tube éponyme de la chanteuse et actrice iranienne Goo Goosh en chantant en farsi, la langue de son pays natal. Un hommage à ses origines qui se cristallise dans « Oh My God », où elle s’attaque à la politique discriminatoire de l’Occident, et en particulier des États-Unis, à l'égard de toutes les cultures orientales (quelques passages sont d'ailleurs chantés en coréen et en russe pour souligner les tensions aux relents de guerre froide de ces derniers mois entre les pays de Trump, Poutine et Kim Jong-Un). Ces productions et fusions de genres tous plus éclectique les uns que les autres sont toujours le fruit du travail de son fidèle producteur Mucky, lequel est désormais parfois accompagné, voire remplacé, par Sevdaliza elle-même.

Le titre de l'album, qui se réfère au nom de l’étalon de Siavach, un prince légendaire dans le Livre des Rois, peut se comprendre de deux manières. La première, la plus évidente, justifie le visage tuméfié de Sevdaliza sur la pochette : ce cheval a traversé de nombreux obstacles, notamment un grand feu, pour secourir son maître à de nombreuses reprises. Un symbole d’abnégation et de résilience donc, qui se déploie sur cet album sous la forme d’histoires d’amour à sens unique, de rêves brisés, et d’un sentiment de solitude exacerbé que Sevdaliza est finalement arrivée à surmonter. L'autre interprétation du titre est à chercher dans le morceau éponyme qui ouvre l’album. Annonçant un départ et la promesse d’un héritage, il relate le moment où Siavach, se sachant condamné, relâche sa monture afin qu’elle puisse le venger, aidée de son fils, au moment voulu.

Pour Sevdaliza, ce rapport compliqué à l'existence trouve son origine dans son parcours de vie peu commun : née en Iran, elle part vivre avec sa famille aux Pays-Bas à l’âge de 5 ans et devient joueuse de basket professionnelle, s’illustrant aux côtés de l’équipe nationale. Mais peu à peu, c’est vers la musique que s’oriente en autodidacte la jeune femme, renouant ainsi avec sa marotte de jeunesse (dans le clip du morceau « Oh My God » on peut voir une Sevda Alizadeh enfant recevoir un synthé des bras de ses parents). C’est cette confiance en l’avenir, cette résolution nietzschéenne à accepter son destin en s’inspirant de l’Eternel Retour, que l’on retrouve sur les morceaux « Wallflower » et « Habibi ».

Le clip de « Habibi » est d’ailleurs la première réalisation de Sevdaliza, elle qui d’habitude travaille de concert avec l’artiste russe Anastasia Konovalova. Pour illustrer son morceau « Human » paru sur son précédent album ISON, cette dernière avait métamorphosé Sevdaliza en centaure pour pousser à son paroxysme le male gaze et la fétichisation du corps féminin. Sur cet album, c’est le morceau « Darkest Hours » qui pérennise ce recours fréquent à la mythologie et au mysticisme, en revisitant cette fois la figure d’Eve dans le Livre de la Genèse. Et c’est vrai qu’il y a dans la musique de Sevdaliza, comme dans la figure d’Eve, quelque chose d’ensorcelant, d’onirique, d’hypnotisant et de délicatement sensuel, qui conserve également cette part de vulnérabilité après tout très humaine. Et c’est alors qu’on fait le lien avec des chanteuses comme Siouxsie, Nico, Björk, et qu’on se dit que Sevdaliza n’en est finalement pas si loin.