Saison 00

Luidji

Foufoune Palace – 2023
par Yoofat, le 2 juillet 2023
9

En 1993 puis en 2003, Ice-T et Jay-Z chantèrent à tour de rôle un morceau nommé "99 Problems" où la punchline de la chanson disait "If you're having girl problems, I feel bad for you, son / I got 99 problems but a bitch ain't one". En France, on est tenté de franciser l'adage et se dire que 99 femmes ont eu le même putain de problème dans leur vie : Luidji.

À l'opposé de nombreux acteurs de la scène musicale actuelle, Luidji n'a jamais romancé ou enjolivé sa toxicité. À travers sa musique, crue mais élégante, il ne se dédouane pas du mal qu'il a fait subir à ses ex. Son premier album en 2019, Tristesse Business : Saison 1, et l'EP Boscolo Exedra l'année suivante, faisaient assez largement l'étalage de ses méfaits. "Mauvaise nouvelle, si jamais le démon tourne autour d'elle", chantait-t-il notamment, se décrivant lui-même comme une entité malfaisante et perverse. À l'annonce de la sortie de son nouvel album Saison 00, il était facile d'imaginer une sorte de prolepse où le mal originel serait détaillé et expliqué, et où sa relation avec les filles serait encore le sujet principal de l'œuvre. Une idée qui ne se ne confirme pas du tout après l'écoute d'un disque fascinant et foisonnant d'idées nouvelles.

Exit donc les histoires de fesses, de soirées parisiennes dégénérées et de cœurs brisés qui vont avec. Avec l'aide du Dr. Kompramm, son thérapeute intervenant à deux reprises sur l'album, Luidji revient sur son enfance, son adolescence puis ses années chaotiques de jeune adulte sur "les bancs de Jussieu". Ce retour en arrière douloureux met de nouveau Luidji dans une posture où il n'est pas à son avantage. Il évoque tour à tour l'aversion pour sa couleur de peau, son manque d'intérêt pour la religion souligné par son envie de mater Téléfoot plutôt que de réciter les bénédicités, ou ses redoublements à répétition à l'université... Bien que l'absence de pudeur de Luidji soit connue, voici des sujets qui n'avaient encore jamais été traités par le rappeur. D'ailleurs, sommes-nous bien sûr que le terme "rappeur" soit encore approprié ? 

Car dans la prosodie de l'album, rien n'indique qu'il s'agisse réellement de rap, moins encore que sur les précédents projets pourtant déjà très hybrides de Luidji. Le propos est clair et n'a jamais besoin de remplissage. Rarement sa plume a-t-elle été aussi juste et touchante, à l'instar de "Reste en vie" où en parlant au jeune Luidji, le Luidji d'aujourd'hui conseille également tout un pan de ses auditeurs s'étant reconnus dans ses galères. Les mélodies de ce nouveau projet sont d'une franche fraîcheur, bien que la nonchalance parfois trop prononcée du fondateur de Foufoune Palace puisse parfois déranger. Finies les inspirations OVO ou TDE, Luidji s'amuse plutôt à interpoler du Michel Fugain dans une deuxième partie d'album où la recherche de soi à travers le voyage donne encore plus de corps et de substance à l'œuvre. 

Très marqué par la culture haïtienne, pays dont il est originaire, Luidji s'ouvre également à des pensées panafricaines, notamment quand il évoque son voyage au Brésil où il semble sous le choc de se retrouver lui, sa famille et ses mœurs chez les habitants de l'état de Bahia. Une connexion troublante mais qui nous rappelle l'unité qui existe malgré nos frontières physiques et mentales. Au début du titre "Bahia", le chanteur en profite pour envoyer un shout out rapide, discret mais pourtant fort de sens à Michael Jackson et à son titre "They don't care about us" dont l'un des deux clips a été tourné à Salvador de Bahia. Preuve d'une forme d'engagement plus présente dans ses musiques à l'avenir ? Le futur nous le dira.

Le futur, en tout cas, Luidji ne l'imagine pas cyclique, comme ce fut le cas auparavant. Luidji veut avancer, et devenir un meilleur rappeur, un meilleur artiste, et avant toute autre chose, un meilleur homme. C'est une des choses que le Dr. Kompramm note dans l'interlude portant son nom, et qui est rare pour les hommes de son âge. Très loin des garçons toxiques qui se contentent d'être des fléaux et de le chanter, Luidji a préféré se soigner et élever ses standards musicaux en s'attaquant à des sujets plus sensibles mais plus universels que ceux qu'il avait l'habitude de nous conter. Court, concis, et substantiel, Saison 00 est un album dont la qualité ne sera pas altérer par le temps, et qui gagne à être écouté et réécouté pour en percevoir les subtilités. 

Le goût des autres :