Mordechai

Khruangbin

Dead Oceans – 2020
par Émile, le 30 juin 2020
7

Quand on entend les producteurs de musiques électroniques parler des 128 pistes qu’ils ont dû assembler pour mettre au point un titre parfait, on a envie de leur tapoter la tête et de leur mettre entre les oreilles un exemplaire de Mordechai. Sans artefact, le troisième album de Khruangbin est un rayon de soleil qui plonge dans une boisson fraîche. Mais comme un « c’est trop calme » cinématographique, cette alchimie collective dont ils font preuve et ce succès dont ils jouissent nous semblent un peu suspects.

De fait, on ne sait pas si on est seuls à s’en étonner, mais Khruangbin est tout de même l'un des petits mystères de notre époque. En à peine cinq ans et trois véritables albums, ce trio texan s’est créé un public, s'est fait une place dans le paysage musical avec un son follement caractéristique. Et pourtant tout a l’air si sobre. Une petite basse qui glisse en douceur, quelques accords de guitare légers, une batterie sèche, et voilà une identité qui en elle porte un paradoxe presque magique : comment des éléments si simples peuvent-ils créer une atmosphère si profonde ?

C’est ce qui fait la difficulté qu’on éprouve à parler de Khruangbin : il s’y passe à la fois très peu et beaucoup. Avec une écoute rapide, on glisse sur Mordechai comme de l’eau, ce qui rend insaisissable la différence entre les morceaux, voire avec les albums. Mais cette apparente indistinction de leur musique est pourtant l'une de ses plus grandes qualités : déjà parce qu’ils ont un son. Et quand on dit que Laura LeeDaniel Johnson et Mark Speer ont un son, on parle très littéralement. La musique de Khruangbin est reconnaissable par un enregistrement et un mixage très particuliers qui définissent le cadre dans lequel tout sera joué : la forte réverbération de la guitare qui donne ce côté vaporeux, la mise au premier plan de la basse qui assure l’aspect groovy, et cette batterie si simple, mais dont la compression de la caisse claire est une petite merveille. C’est pourquoi, peu importe le disque, il y a un plaisir premier et très pur à l’écoute du groupe.

Mais c’est aussi ce qui laisse la place au phagocytage des influences. Au fil des années, Khruangbin est devenu une machine capable d’écouter, broyer et ingérer des mélodies, des rythmes et des atmosphères d’une diversité folle et de les contraindre comme si de rien n’était dans ce petit triangle dont l'apparente simplicité ne tient que dans la finesse du travail d’épuration de la production.

Il suffit de prendre l’enchaînement « Connaissais de Face » et « Father Bird, Mother Bird ». Dans le premier morceau, on y perçoit autant de variété et de jazz qu’on entend de musique religieuse et de rock dans le second. Pourtant, le tout du détail se noie dans le tout de l’ensemble. Pas étonnant que leur musique tende vers cet aspect biblique auquel le titre fait référence. Comme un grand récit uniforme dans lequel chacun peut retrouver des reflets de sa propre histoire, la musique de Khruangbin s’écoute comme on regarde les nuages, en jouant à y chercher le contour de son imagination. Et de la même manière qu’on relit les livres qui nous correspondent et nous ressemblent, leur musique se réécoute, en boucle, pour apprendre à y déceler les infimes signes de quelque chose de plus que soi.

On osera alors aller suffisamment loin dans notre écoute pour comprendre que c'est le personnage de Mardochée qui donne son titre au disque. En surface, Mardochée est un symbole d’une piété juive simple, sobre, mais capable de s’opposer à tout un gouvernement pour ne pas s’agenouiller devant celui ou celle qu’elle considère comme illégitime. En détail, l’histoire et le nom de Mardochée sont un tissu mythologique se perdant dans la nuit sans texte des premières religions babyloniennes. Voilà pourquoi Khruangbin fonctionne si bien : accessible à tous·tes, leur musique est parsemée de signes fractalisant l’écoute vers des détails bien plus complexes, faisant de la simplicité un simple motif auquel il ne faut surtout pas s’arrêter. De quoi se rendre compte que derrière cette simplicité qui reposerait uniquement sur la bonne alchimie du trio, il n’y a qu’un travail long et minutieux capable d’aboutir à un tel disque.