I Love You, Honeybear

Father John Misty

Sub Pop – 2015
par Amaury L, le 26 février 2015
8

"Retro", "vintage", "revival" : autant de mots placardés sur une grande partie de la production musicale de ces 15 dernières années. Autant de termes tributaires d'une pensée qui n'a pourtant que 150 ans. Une virgule dans l'histoire de l'art.

Prenons un petit peu de recul, s'iouplé bien.

Pendant près de mille ans, les Européens se sont très bien accommodés du lugubre et solennel chant grégorien. La polyphonie renaissante a fait des heureux durant plus de 250 ans. La musique baroque a dominé durant grosso modo 150 ans avant que la musique classique ne vienne la bouffer, elle-même digérée par la musique romantique après seulement une cinquantaine d'années de règne dans l'hémisphère droit des mélomanes.

On pourrait continuer de détailler cette progression pyramidale du goût musical occidental, mais je pense que vous avez saisi le concept : quand on regarde la production musicale de 1965 comparée à celle de 1967, il y a 4 000 culs de Kim Kardashian entre les deux, d'un point de vue stylistique.

La course désespérée vers le nouveau, le "hype", le "moderne" a fissuré la consommation de la musique. Cette cassure découle de la fragmentation de l'inconscient collectif à partir de la fin des années 60, avec les conflits raciaux, sociaux, économiques, intellectuels et politiques qui faisaient rage alors même que l'industrie musicale se dotait de moyens indécents pour continuer de séduire tous les publics.

Cette tripotée de facteurs nous ont menés à ce que certains osent appeler une "crise de l'innovation", qui sévirait depuis le début des années 2000. Les couillons comme moi nés au début des années 90 n'auraient donc eu accès qu'à de la nouvelle musique prémâchée, vaine et dont la seule nouveauté résiderait dans ses techniques de production.

Soit. Mais je tiens tout de même à suggérer une autre façon d'aborder la musique actuelle, débarrassée de tout complexe d'infériorité sans pour autant prôner la table rase mnémonique.

J'appelle à la barre Josh Tillman, ancien batteur de Fleet Foxes et bien connu des folkeux sous le pseudonyme hautement ironique Father John Misty. Dès le premier titre éponyme de son nouvel (et second sous ce sobriquet) album I Love You, Honeybear, on tutoie les sommets d'un John Cale période Paris 1919 avec une production spectorienne qui nous renvoie à des monuments du songwriting pop comme All Things Must Pass de George Harrison, par exemple. Les similitudes avec la carrière solo de l'ex-violoniste du Velvet se poursuivent et se précisent encore sur le quatrième titre "The Night Josh Tillman Came To Our Apartment", où cette voix calme, apaisée et apaisante est doublée, comme au début des seventies.

Les balises temporelles sont dessinées, maintenant qu'en faire ? Doit-on les ériger comme des échelles qualitatives ou comme des étalons individuels auxquels chaque artiste ultérieur ayant l'outrecuidance de composer sa musique devra se référer ? En aucun cas. La musique de Tillman ne fait pas état d'une quelconque stagnation artistique, encore moins d'une régression : il faut l'envisager comme relevant d'une tradition, surtout si l'artiste s'inscrit dans un genre musical aussi pur et dénué de prétentions que le singing/songwriting.

Nous sommes à un stade de l'histoire de l'art où la musique se dessinera par petites volutes ioniques, dont les bases se situeront dans les années 60, 70, 80 et 90 et les lobes intérieurs se déclineront dans les décennies futures, jusqu'à ce qu'un nouveau cycle de volutes, ou de tétraèdres ou de cylindres stroboscopiques, ne vienne phagocyter les formes précédentes.

Bref, vous l'aurez compris, Tillman est un putain de songwriter et la notion même de progrès n'a plus rien à foutre dans notre lexique au moment d'évaluer ce genre d'artistes. Il suffit d'écouter la splendide ballade "Bored In The USA", ses rires préenregistrés qui viennent souligner le côté tragicomique des paroles nous brossant une Amérique à la pointe sèche et cette voix qui nous rappelle aux bons souvenirs de Sir Elton John avant que celui-ci ne se transforme en hôtesse d'accueil de centres de désintox pour artistes désorientés.

La composition, elle, transpire l'intelligence, avec des cordes jamais trop pesantes, parfois dissonantes à la "A Day In The Life" (sur "The Night Josh Tillman, entre autres), et juste assez souples, comme la mousse de lait des mellow cakes. Cet album est un artefact subtilement rock et incroyablement vrai, à l'instar du personnage de Father John Misty, qui arrive à nous persuader de devenir cultos quand il nous susurre sur "I Went To The Store One Day": "Lets' buy a plantation house and let the yard grow wild until we don"t need the signs that say "Keep Out"" avec une conviction digne d'un Randy Newman.

Alors par pitié, pourrait-on en finir avec les considérations contextualistes et se concentrer sur la musique, sur ceux qui la servent et s'en servent pour dire quelque chose sur leur époque et sur eux sans sombrer dans le nombrilisme ? Que ce soit à l'époque moderne, postmoderne ou je-ne-sais-quelle-autre-dénomination, nous avons toujours eu besoin de héros et de personnages en qui croire. Il serait grand temps de les reconnaître au risque, de les voir disparaître, nous laissant bien cons devant nos écrans à nous demander ce qui clochait chez ces types. Amen, Mon Père.

Le goût des autres :
7 Maxime 6 Denis