Friends That Break Your Heart

James Blake

Republic Records – 2021
par Jeff, le 13 octobre 2021
8

J’aime avoir raison, et expliquer pourquoi j’ai raison. Ce qui est un atout quand on joue au critique musical durant son temps libre. Mais contrairement au sombre connard qui n’a confiance qu’en sa prétendue bonne parole, j’aime aussi ployer sous le poids des arguments de mon opposant·e. Alors il me faut battre publiquement ma coulpe : oui James Blake, tu auras fini par me faire plier, mon salaud.

Mon point de vue sur l’Anglais, il tient à peu de choses près dans cette chronique pour le moins rugueuse publiée sur nos pages il y a 10 ans, quand celui qui était alors le wünderkind de la bass music, dont il incarnait superbement le côté bâtard sensible, entamait une carrière de crooner désabusé qui, à la seule aune des chiffres de vente et de streaming, est une réussite totale. Cette facette de son personnage m’a toujours passablement exaspéré, irrité que j’étais par les jérémiades d’un artiste à qui je prêtais des desseins autrement plus ambitieux que « Limit to Your Love » - qui n’est rien d’autre que du Sam Smith pour la génération Stan Smith.

Mais voilà, ses fameux desseins plus ambitieux, James Blake ne les a jamais perdus de vue. Et même si tous les projets qui ont suivi se sont inscrits dans le droit fil de l’album éponyme de 2011, depuis quelques années, il a appris à sortir de sa zone de confort : quand on le croise sur le dernier album de Dave ou sur l’un des gros bangers hip hop de ces cinq dernières années, il met sa sensibilité au service de collaborations qui lui apportent beaucoup en retour. Déjà sur Assume Form, on l’avait vu inviter André 3000 à pousser la chansonnette ou se confronter sur son propre terrain de jeu à l’un des producteurs les plus influents du rap US (Metro Boomin, à nouveau présent ici), mais tout cela était finalement très timide. Il aura donc fallu 2021 pour que le monstre de créativité qu’il a toujours été s’assume totalement sur un disque qui porte son nom.

Dès les premières secondes de « Famous Last Words », évidemment que l’on retrouve cette voix unique et cette propension à solliciter nos glandes lacrymales, mais dans l’exécution, on ne peut s’empêcher de penser qu’avoir croisé des gens comme Connan Mockasin ou Oneohtrix Point Never ces dernières années a forcément poussé James Blake à se remettre en question en tant que producteur et faiseur d’ambiances. Une réflexion qui s’applique également à « Say What You Will », qui aurait probablement été une ballade piano / voix dépouillée sur n’importe quel autre album, mais qui se laisse envelopper par des volutes R&B pour un résultat d’une beauté désarmante. Ailleurs sur le disque, James Blake s’attèle à nous surprendre en permanence, comme lorsqu’il laisse SZA casser la dynamique de « Coming Back », qu’il laisse les clés de « Frozen » aux MCs JID et SwaVay ou qu’il s’efface intelligemment derrière la production d’un « I’m So Blessed You’re Mine » qui aurait tout à fait eu sa place sur l'un de ses EP période R&S Records.

Quand on écoute Friends That Break Your Heart, on se dit que tout ce qu’il nous est donné d’entendre est peut-être la concrétisation de dix années à avancer à tâtons. Et c'est donc ce qu’il y a de plus grisant avec ce cinquième album studio du Londonien : il contient suffisamment d’imperfections (on vous rassure, ils ne sont pas légion) pour qu’on entrevoie une marge de manœuvre digne de ce nom, à combler sur un prochain album qui consacrera alors James Blake comme le génie que je n’ai jamais su voir en lui. Haters gonna love.

Le goût des autres :