Felt

Suuns

Secretly Canadian – 2018
par Émile, le 19 mars 2018
8

Avec Hold/Still, Suuns était parvenu à s'imposer comme un groupe incontournable de la scène avant-gardiste de l'indie contemporain. Bien lancés sur des productions marquées par un mélange de pop, de musique électronique et de musique indus, le quatuor montréalais était monté en puissance pour atteindre ce qu'on pensait être un palier esthétique sur lequel ils allaient s'installer quelques temps. Que nenni. 

À peine deux ans plus tard, Felt réussit l'exploit d'être une claque, un putain de blizzard qui souffle sur des petites oreilles qui n'étaient pas vraiment prêtes. Si sur l'album précédent, le groupe nous laissait la possibilité de sourire, il n'en sera rien cette fois. Tout est si froid, si impersonnellement précis, et si passionnément bizarre, qu'on a l'impression d'être face à une version musicale d'un roman de H.P. Lovecraft.

On se gardera tout de même de dire que la musique de Suuns a complètement changé en deux ans. Ce serait faux et ne rendrait pas hommage à la cohérence de leur évolution. Mais il est clair que le groupe a décidé de laisser tomber certains éléments qui pourtant étaient caractéristiques de leur musique. Ainsi, l'électronique n'est plus directement utilisée comme une référence à la techno ou au dub, mais simplement dans le travail rythmique, pour donner une ampleur à un morceau grâce à un passage où le kick se rapproche presque du gabber, comme sur l'incroyable « After the Fall », ou alors subtilement comme sur le très beau « Peace and Love ».

Une partie électronique très épurée donc, et un retour à l'essentiel. La formation se résume souvent au trio guitare-basse-batterie, mais à la sauce Suuns évidemment. Il suffit de se jeter à corps perdu dans le premier morceau, qui donne d'ailleurs le ton du disque, pour s'en rendre compte: de la simplicité, des éléments majoritairement électriques et acoustiques, et surtout une bonne grosse dose de bizarre bien explicitée par une caisse claire complètement déphasée. Seul « Materials », morceau de clôture de l'album, se rapproche de ce que le groupe avait pu produire par le passé.

Et c'est là qu'on comprend tout le travail que Suuns a su faire sur la voix. Ben Shemie était souvent encerclé par des sonorités parasites, ce qui a parfois pu faire dire que Suuns était un groupe de shoegaze. On soutiendrait plus difficilement cela à l'heure actuelle. Sur « X-ALT » par exemple, les instruments restent en ligne de fond comme sur un vieux mixage d'un album de Richard Hell alors que la voix, bien que vocodée, émerge au-devant de l'ensemble. Dans cette même perspective, la simplicité vocale de « Make It Real » nous avait fait peur par excès de candeur. Suuns aurait viré pop ? Pas du tout. L'album lui donne un tout autre sens: le single préparant la sortie de l'album est l'îlot de tendresse nécessaire pour saisir avec sécurité un album complexe, présentant une violence résidant principalement dans son étrangeté.

Avec Felt, Suuns est en train de devenir un des grands groupes de sa génération. Calmement mais magnifiquement, les quatre Canadiens redonnent un sens puissant et moderne à l'appellation cold wave, et nous rassurent sur leur capacité à toujours évoluer vers du meilleur et à produire un incroyable numéro d'équilibriste sur ce mince fil qui sépare la pop de la musique expérimentale.

Le goût des autres :
8 Yann