Interview

La Muerte

par Guigui, le 11 décembre 2025

Après plus de 40 ans au service d’un rock sale et cauchemardesque, La Muerte a décidé de tirer sa révérence. Le cauchemar est fini, mais ce qui est certain, c’est que le groupe bruxellois aura laissé une trace indélébile dans l’univers musical underground de la capitale belge et d’ailleurs. Autant adorée que décriée, la formation death-rock-heavy-blues (ou toute autre appellation qui sent le soufre) n’aura jamais fait de compromis et s’en va en laissant derrière elle une carrière à saluer bien bas. Retour sur le parcours de ce groupe atypique avec les deux guitaristes Didier et Michel à l’aube de leurs deux dernières dates au Botanique - la mise en bière a lieu ce samedi 13 décembre.  

La Muerte n’aura jamais aussi bien porté son nom. Quelles en sont les raisons ?

Didier : C’est moi qui l’ai proposé. La Muerte est un groupe très physique et je préfère stopper tant qu’on est encore en forme. En plus je suis un peu control freak, j’aime avoir mon destin en main. On s’est déjà reformé après une très longue pause (1994-2014 – ndr) et en règle générale je trouve que 9 reformations sur 10 sont foireuses alors que nous on a eu de la chance de ce côté-là. Et puis ça colle aussi avec La Muerte d’arrêter quand il ne le faut pas.

Après toutes ces années, il y a de la satisfaction, de la tristesse, de l’émotion… C’est quoi le sentiment aujourd’hui ?

D : C’est passé très vite. Quand on a arrêté en 1994, je me suis rendu compte que l’étiquette me suivait. J’étais le mec de La Muerte et étais toujours un peu occupé avec le groupe d’une manière ou d’une autre. Le groupe s’était arrêté mais on a quand même fait une réunion 3 ans plus tard pour le festival de Dour. En 1999, pareil. En 2000 on a retrouvé des bandes de vieux morceaux pour un label suisse qui nous avait demandé si on n’avait pas des trucs à sortir. Puis j’ai bossé sur le DVD (450 Big Block, sorti en 2009 – ndr) qui m’a pris des plombes. C’est comme si ça ne s’était jamais vraiment arrêté. Et ici, mon idée était carrément de sortir un album et arrêter en même temps. J’aimais bien cette ambiguïté. Malheureusement le temps a fait que ça ne se passera pas. Mais j’espère arriver à enregistrer les concerts qu’on va donner au Botanique. J’aimerais sortir un vrai faux pirate, dans la culture bootleg.

Sortir un album en même temps qu’arrêter est complètement à contre-courant. Ça vous ressemblerait bien au final ?

D : Oui et en même temps je ne lâche pas l’idée qu’on enregistre dans le futur quelque chose ensemble juste pour le plaisir d’être ensemble.  

Si on fait un bond dans le passé, comment tout a commencé pour le groupe ?  

D : C’était en 1983 et tout s’est fait en 6 mois. Marc et moi avions un ami commun, DOP Massacre. Je le connaissais depuis la période punk. J’écoutais des trucs tordus et je faisais déjà des groupes mais les gens ne me suivaient pas dans mon délire. Marc avait la même idée et venait d’un autre milieu parce qu’il avait fait Marine (groupe post-punk funk du début des années 80 – ndr). Des potes m’avaient dit que j’allais pouvoir faire un disque avec lui parce qu’il avait des connexions. On s’est vu au DNA, on a discuté de comment on voyait le truc, et le mardi ou le mercredi suivant, on a fait une répétition avec un batteur. Je garderai cette répètition à jamais dans mon esprit parce que c’était apocalyptique. On n’avait aucun morceau, on a fait du bruit, Marc avait des textes partout sur le sol et les hurlait au hasard. Et à la fin on avait un sourire jusqu’aux oreilles. Le batteur nous a dit qu’on était dingues. 

L’énergie, la spontanéité et le côté raw étaient là dès le départ ?

D : Ouais. Et il ne fallait pas trainer pour faire un disque si on croyait au truc. J’ai emprunté 40 000 francs à l’époque à mon grand-père et avec ça on a pressé un disque qui est sorti en avril 1984. On a fait notre premier concert au mois de mai 1984 à l’Ancienne Belgique, à l’entrée de la salle avec le bar. Notre idée était de sortir le disque et après 6 mois, aller habiter à Londres parce que c’était la Mecque du rock à l’époque. Pour nous, avoir un article dans la presse anglaise était le nirvana. On en a eus et notre premier disque est même ressorti sur un label anglais.

En 1984, les contacts étaient moins évidents que maintenant. Comment en êtes-vous arrivés à faire la connexion avec l’Angleterre ?  

D : Il se trouve que Marc connaissait le manager de Bauhaus qui nous a aidés en nous trouvant un label. On a commencé à avoir des chroniques en Angleterre et puis de ce fait-là, la presse belge a commencé à s’intéresser à nous.

À vos débuts, quel était le regard de la scène, de la critique et du public justement ?

D : Pour ça je vais revenir sur DOP. Lors du dernier concert avant le premier arrêt en 1994 à l’Ancienne Belgique, il est monté sur scène et m’a dit qu’il avait compris. Donc le mec qui avait instigué le truc pensait qu’on faisait du bruit pendant 10 ans et à la fin il avait compris. Mais la vue de la presse était très bizarre. À un moment pour un album, on voulait faire les interviews à la maison et notre attaché de presse de l’époque chez PIAS nous a dit qu’aucun journaliste n’osait venir chez nous, parce qu’ils étaient persuadés qu’on était aussi brutaux dans la vie que sur scène. On n’a pas eu une seule interview à ce moment-là. Mais on en avait marre, on faisait toujours ça dans un bistrot. À la fin de la journée, les interviews commençaient à piquer du nez.

M : Souvent ce sont les gens qui créent les histoires autour d’un groupe, ils créent un mythe. 

Qu’est-ce qui a provoqué l’arrêt de La Muerte en 1994 ? 

D : On s’est usé nous-mêmes. Quand on était chez PIAS, on nous avait dit que ce serait bien qu’on fasse 3 albums d’affilée. Après le maxi Scorpio Rising en 1988, on a donc sorti Death Race 2000 en 1989, en 1990 Experiment in Terror et en 1991 Kustom Kar Kompetition. Donc on s’est tapé la compo de 3 albums, 3 tournées, la production, les pochettes… C’était devenu un cycle. La dernière tournée de 1991 a duré 6 semaines et quand on est revenu, on était cuits. On a continué à jouer mais on était usés artistiquement et physiquement…

Après votre arrêt de 1994, vous faites donc encore des apparitions ?

D : En 1997, on a fait Dour et c’était fantastique. On était payés une blinde pour le faire. En 1999, un autre festival, Rock Ternat, met encore plus d’argent sur la table. Et l’appât du gain a pris le dessus, ce n’était pas le meilleur choix. On a refait le groupe avec d’autres gens pour ça et ce n’était pas une bonne idée non plus. Pendant ce concert, tout ce qui aurait pu aller de travers en 10 ans, je l’ai eu en un soir : roadies défoncés, guitares pas accordées… Après ça on a fait encore un concert ou l’autre sur la lancée mais je me suis dit qu’il fallait arrêter, ça n’allait plus.

Qu’est-ce qui vous a fait reprendre du service en 2014 ?  

D : Marc m’appelle en disant qu’il avait pris une décision sans m’en parler. Il venait de tourner son film avec Delphine Bafort (actrice et modèle belge. Le film était Doubleplusungood – ndr), actrice ayant joué gratuitement pour lui. Six mois plus tard, elle a ouvert un club à Gand, un espace multiculturel et elle a demandé à Marc si LM pouvait venir jouer 4 morceaux en acoustique. Il ne pouvait pas lui dire non. Il a pris d’autres musiciens et Michel peut raconter la suite.

M : Marc suivait un peu la scène et connaissait les groupes dans lesquels je jouais, l’univers dans lequel j’évoluais. À cette époque-là j’avais monté Goat Cloaks (qui deviendra Wolvennest par la suite – ndr), où je développais un truc occulte. Il est venu me voir pour me proposer ce one-shot. J’ai proposé Christian comme batteur et Tino à la basse. On a fait quelques répétitions et on a invité Didier à venir en voir une. Je crois que ça lui a plu dès la première vibe. Il a commencé à participer et à corriger nos défauts.

D : Je me rappelle des dernières répétitions en 1999, je jouais sans être là. Mais cette fois-là, je me suis vraiment amusé. Par contre je voyais la liste de morceaux par terre et il y en avait plus que 4. On a donc fait le concert à Gand et quelques mois plus tard on a fait l’Ancienne Belgique grâce à un gars de Live Nation. Mais il n’y avait pas de plan de carrière derrière.

M : C’était un peu compliqué pour nous. On voulait apporter notre expérience mais on voulait aussi respecter l’âme du groupe. Au niveau des structures, on était assez carrés mais Marc et Didier jouaient beaucoup plus au feeling et avec des automatismes.

À une époque où on aime ranger les choses dans des cases, comment définir la musique de La Muerte après tout ce qu’on vient d’expliquer ? 

D : On a été traité de trash, de punk, de tout ce que tu veux.

M : Pour moi c’est inclassable. C’est du DIY et c’est aussi pour ça que ça matche entre nous parce qu’on est dans le même esprit de contre-culture. Quand j’ai exploré leur musique pour la reformation, je me suis étonné de voir que certains morceaux étaient stoner avant l’heure, d’autres lorgnaient vers l’occult rock avant même que ce soit (re)popularisé. Le plus important est d’avoir une identité et proposer quelque chose, proposer un instant que tu ne peux expliquer. Ici c’est la rencontre entre deux personnes qui ne se connaissaient pas. Si on veut vraiment les classer, je dirais que c’est rock avant tout avec beaucoup d’ingrédients et un côté dérangeant. Je parle toujours d’un groupe culte. C’est ça qui fait que tu vas survivre à toutes les modes et perdurer dans le temps.

D : Tu paies aussi le fait de ne pas vouloir arrondir les angles et de ne pas vouloir faire partie d’un mouvement.

M : Oui mais tu fais partie d’une histoire.

Qu’est-ce qui explique selon vous le côté culte que le groupe traine depuis ses débuts ?

M : C’est justement ce fait de durer. Tu as des mecs qui les ont suivis pendant 40 ans et c’est ça la plus belle chose que tu puisses avoir. Personnellement je préfère être culte et montrer que ma musique est toujours d’actualité plutôt que jouer dans un groupe passager qui va être oublié. 

D : On appelle nos fans des disciples, parce qu’ils sont plus que des fans.

Est-ce que le fait d’être un groupe culte vous a fermé des portes que vous auriez voulu ouvrir ? 

D : Oui, sûrement. Pour te donner un exemple, en 1986 on a fait un concert au Seaside Festival de La Panne qui, à la fin s’est terminé en bataille rangée entre le public et nous à coups de mottes de terre. J’ai terminé en tenant ma guitare comme une raquette pour renvoyer tout ce qui venait. Mais c’était un signe d’appréciation et pas une volonté du public de nous foutre dehors. L’organisateur, Herman Schueremans (Monsieur Werchter) a vu ça et a cru que le public ne nous aimait pas. Donc il ne voulait plus nous faire jouer. Ce jour-là, on s’est grillé par rapport à une partie des connexions de Schueremans. Mais paradoxalement en 2015, l’AB, c’est lui qui a organisé.

M : Moi je n’ai jamais pensé ouvrir des portes. C’est clair que ça fait plaisir d’être invités sur tous les festivals mais si on n’y est pas invité, ça ne change pas notre vie.

D : À l’époque, ce qui m’a énervé, c’est le Pukkelpop. On faisait vraiment partie de cette scène alternative mais on n’était pas les bienvenus là-bas de par notre attitude.

M : On ne fait pas de compromis. Il y a des structures qui demandent que tu rentres dans leur game mais si tu es là pour déranger, tu ne vas pas tout d’un coup accepter d’en faire.

On comprend bien que La Muerte et music business ce n’est pas forcément compatible mais au vu de votre niveau et de la longévité que vous avez, on a du mal à imaginer que vous n’y ayez jamais été confronté. Quel regard vous portez sur tout ça ?

D : Je ne vais pas citer de nom mais quand je vois que des groupes qui se disent rock vont faire The Voice et appuyer sur le petit bouton, ça ne va pas. C’est A ou B mais pas A et B. Je suis vraiment un puriste. Ma vision du rock est très sérieuse.

M : Ça dénature aussi une certaine culture. Personnellement ça m’emmerde de voir des mecs avec des canards gonflables au GrasPop et les farandoles qui s’en suivent. Ou encore de voir des groupes qui font une parodie du glam rock. Quand on avait 14 ans et qu’on allait voir Mötley Crüe, c’était sérieux. Je ne comprends pas la présence d’un groupe comme Steel Panther. Il y a aussi un côté photo et Instagram qui est plus prégnant. Tu dois t’exposer.

D : Je sonorise des concerts au Botanique et je vois que les groupes ne viennent plus avec un ingénieur lumière, ils viennent avec un photographe en tournée parce que la photo est devenue plus importante que le fait de donner un spectacle avec de bonnes lumières

Pour terminer, je voulais vous demander quel a été le pire et le meilleur moment dans la carrière du groupe selon vous.

D : Le pire a été sans doute l’opération à cœur ouvert de Chris et le fait qu’après il se soit planté à 70 km/h à vélo. Ça nous a fait très peur. Il a fallu attendre un bon moment. Et pour ce qui est du plus positif, je sais que quand on a joué avec At The Drive In, c’était super important pour mon fils parce qu’il est ultra fan de The Mars Volta. Le chanteur a regardé tout le concert à côté de lui. Mais plus globalement, c’est l’aventure humaine en elle-même que je retiens.

M : Si je dois retirer quelque chose de tout ça pour ma part c’est que j’ai l’impression que sur les derniers concerts, on a vraiment touché l’âme du groupe. Je ne sais pas si c’est parce que c’est la fin ou parce que tout le monde s’investit encore plus mais il y a une sorte de magie que j’ai ressentie, quelque chose qu’on a mis peut-être 10 ans à atteindre.