In dust we trust #2

par la rédaction, le 21 avril 2018

À la fois aubaine et business, l’exercice de la réédition du classique (avéré ou qui s’ignore) et de l’excavation de vieilleries disparues du circuit implique chez l’auditeur un peu curieux une occupation assez conséquente du temps de cerveau disponible. Histoire de vous aider à y voir un peu plus clair dans cette jungle, GMD lance In Dust We Trust, sélection vaguement bimestrielle de ce qui a attiré notre attention.

Bernard Estardy

Space Oddities (1970-1982) / Fragment d'une empreinte magnétique - Rares, originaux, inédits (1966-2006)

Vous vous demandez à quoi ressemblent des morceaux écrits par un type qui a été l'ingénieur du son de Claude François et Françoise Hardy, pianiste de Nancy Sinatra et producteur du « Big Bisous » de Carlos ? A tout cela en même temps, et à vrai dire, à rien de tout cela. Ce grand monsieur de l'ombre de la chanson française, surnommé le « Baron de Mehouilles », va renaître douze ans après sa mort. Et ce sont deux poids lourds de la réédition qui s'y collent d'un commun accord.

D'un côté, Born Bad Records lui consacre le troisième volume de sa série des Space Oddities, avec une anthologie d'instrumentaux datant des années 1970 et tournant autour d'une esthétique space rock très proche axée sur les synthétiseurs. On y découvre un véritable professionnel de la variété, attaché à une écoute simple et délicate, souvent très narrative. Ce qui ne l'empêche pas de pratiquer des formes d'expérimentations tout à fait étonnantes pour son époque. Rythmes africains, mélodies asiatiques mais aussi fond disco-funk, on y entend la musique d'un homme proche de son époque, mais aimant plus jouer avec les musiques populaires que s'engouffrer dans la vague expérimentale de l'époque. De la « library music » en somme, des vignettes de deux minutes dont aucune ne ressemble véritablement à la précédente. Et, chance de ce printemps 2018, on peut en apprendre plus encore sur le travail du fondateur du studio CBE, car de l'autre côté, c'est Gonzaï Records qui compilera tout prochainement (LP en précommande ici) des inédits ou des versions rares de morceaux répartis sur ses 40 années de carrière. Comme la face introvertie et émotive d'un visage dont la compilation de Born Bad serait la partie plus technique et ouverte sur le monde, l'anthologie de Gonzaï propose douze titres en phase avec ce que l'on sait du Baron. Cette fois plus proche de Michel Berger et de Guy Marchand que de Francis Bebey et Pierre Henry, Estardy se dévoile dans un esprit qui fait la part belle au piano droit, et se laisse même aller à poser sa douce voix sur quelques morceaux, dont le très beau « Au bout des rails » qui clôt la compilation.

Au final, dans sa multiplicité d'aspects, la musique de Bernard Estardy est une musique cinématographique: des pastilles destinées à illustrer des instants d'une époque ou d'une vie, entourer une idée géniale, le tout porté par un travail sonore à couper le souffle, mais rarement un travail abouti dans un format d'album, et même dans un format de morceau.

Qu'est devenue sa musique aujourd'hui ? Une niche pour des labels attachés à une histoire française de la pop? Pas seulement : les morceaux d'Estardy méritent d'être réécoutés car ils sont partout, dans la pop française, dans une nouvelle génération de chanteurs allant de Tellier à Burgalat en passant par Katerine, mais aussi parce que le bonhomme est à l'origine de plus de 400 millions de disques vendus, et que sa patte invisible a été posée sur bien plus de morceaux qu'on pourrait le penser. C'est, pour l'homme, mais aussi pour le fondateur de CBE et l'ambassadeur du métier d'ingénieur du son, un bel hommage qui se poursuivra avec une biographie écrite par Julie Estardy, la fille du « Géant », à paraître chez Gonzaï Editions. (Emile)

Hunee

Hunchin' All Night

Vous ne connaissez pas le remix du "Ancora Ancora Ancora" de Róisín Murphy (en réalité une reprise de la légendaire Mina) par Severino & Nico De Ceglia? C'est normal: ce remix plutôt anodin, est apparu sur un EP qui ne fait pas vraiment partie des plus grands faits d'armes de l'ancienne chanteuse de Moloko. Pitchez-le très légèrement, glissez-le dans le flight case de Hunee et laissez agir: vous verrez, c'est imparable. Vu sous cet angle, il n'a pas l'air bien compliqué de faire collectivement péter une durite à un public de gens a priori tout à fait normaux, mais c'est cette manière d'amener ce titre en apparence anodin après deux heures de voyage qui a fait de Hunee l'un des selectors les plus respectés de la planète. Et avec Hunchin' All Night, c'est précisément un petit aperçu de sa collection d'armes secrètes que le Sud-coréen accepte de nous livrer, en même temps qu'il permet aux néophytes de mieux décrypter son ADN, composé à parts plus ou moins égales de disco, de house, de boogie, de techno et de world music au sens le plus large du terme. Et des pépites, Hunchin' All Night en contient un sacré paquet, et ici il convient à chacun de piocher dans une sélection qui est forcément à l'image du personnage et de ses sets: généreuse, imprévisible et riche en trucs qui coutent probablement un bras sur Discogs, à l'image du "Yesu San Bra: Disco Hi-Life" de Pat Thomas ou du "Burning 4 You" de Larry Heard. Et quand bien même vous pourriez vous les procurez sans devoir revendre un rein à un réseau de mafieux albanais, le simple fait que vous les découvriez alors qu'ils étaient à portée de clic est déjà une bénédiction. Mais l'aspect à la fois le plus génial et le plus frustrant dans tout cela, c'est que ces titres pris individuellement prennent une toute autre dimension quand ils se fondent dans un mix de Hunee, probablement calés entre ceci et cela. Franchement, on ne peut pas rêver meilleure propagande pour une soirée en club. (Jeff)

Christoph De Babalon

If You're Into It I'm Out of It

Vous ne le trouverez dans aucun best of de l’époque jungle/happy hardcore, dans aucune soirée trendy organisée entre 1993 et 1996, ni dans les bacs drum’n’bass pourris de la Fnac du coin. Pourtant If You're Into It I’m Out of It demeure encore aujourd’hui un des pépito les plus brillants de l’ère early breakcore européenne. Loin des glowsticks et de la coolitude des teufs de l’époque, Christoph De Babalon avançait solidement couvert par Digital Hardcore Recordings (Alec Empire, Atari Teenage Riot), dont le créneau tapait plus dans l’éclatage de nazis à des manifestations gabber que dans les tee-shirts à smiley. Cet album est à l’image de cette pochette: reclus, sombre comme une petite mort, rempli de mauvais trips, d’ambiances de fin de ton monde, de drogue pourrie et de mauvais sentiments. L’histoire d’un génie mal dans sa peau, qui cristallisera l’histoire d’un début de vie merdique dans une œuvre artisanale, gothique, folle et dérangeante. Sa réédition en double LP est logiquement le meilleur cadeau que tu puisses faire à ta collection de disques - et puis comme ça tu pourras aussi « My Confession », meilleur titre breakcore de l’entièreté de l’univers. (Simon)

Basa Basa

Homowo

Les récentes sorties de labels comme Analog Africa, Soundway Records, Habibi Funk, Africa Seven ou Mr. Bongo sont là pour le prouver: ce n'est pas demain la veille que l'on arrêtera de nous sortir de nulle part d'incroyables et improbables rééditions de disques enregistrés dans les années 70 ou 80 sur le continent africain. Nouvel acteur dans ce business florissant, Vintage Voudou Records (du nom du shop localisé dans le Red Light District amstellodamois) dépose sa grosse paire de couilles sur la table en rééditant Homowo, album du groupe ghanéen Basa Basa sorti en 1979. Sa spécificité, c'est qu'il est le fruit d'une collaboration avec le sorcier Themba ‘T-fire’ Matebese: c'est grâce à ce dernier que Homowo n'est pas juste un bon disque de funk / afrobeat comme l'Afrique en a pondu des conteneurs entiers dans les annes 70, mais se transforme en une putain de bombe afro kraut grâce à un travail sur les claviers absolument terrifiant de justesse et de psychédélisme. Omniprésent sans jamais être mis en avant, le travail de Themba ‘T-fire’ Matebese consiste à déverser un chaudron de potion chamanique sur le studio de Basa Basa, à pousser le groupe à regarder les étoiles plutôt que le plancher des vaches. Et comme cette collaboration ne s'est jamais reproduite par après, on peut dire que ce disque est unique dans tous les sens du terme. (Jeff)

Artistes divers

Metaphors (Selected Soundworks from the Cinema of Apitchapong Weerasethakul)

Le cinéma d'Apitchapong Weerasethakul n'est pas vraiment ce qu'on pourrait appeler un cinéma grand public. Pourtant nommé Palme d'Or du festival de Cannes en 2010 pour Oncle Boonmee, le réalisateur thaïlandais propose depuis près de 25 ans des réflexions lentes et tortueuses sur la question de la mémoire. Pas facile d'accès donc, si on considère le cinéma uniquement dans sa perspective narrative, mais plus intéressant si on se laisse aller à une certaine poésie. D'où l'intérêt de passer par la musique, matériau symbolique puissant et qui n'a jamais été laissé de côté par Weerasethakul. Sub Rosa l'a bien compris, et propose une entrée adoucie dans l'aspect sonore et musical de ses films. La grande qualité de l'anthologie qui ressort de ce travail, c'est que tout y passe: les bruitages et ambiances mis en place pour sa Palme d'Or, les morceaux de pop thaïlandaise qui sortent des radios dans Syndromes and A Century, les musiques traditionnelles dans le (très) étrange Hotel Mekong, ainsi que les bandes originales commandées par le réalisateur, et retravaillées par son ingénieur du son et sound designer attitré, Koichi Simizu. Ce n'est donc pas simplement une compilation des musiques utilisées dans les films d'Apitchapong Weerasethakul, ou encore des musiques qu'il aurait faites faire pour ses films, mais bien une porte d'entrée dans son cinéma à travers son expression sonore. Le tout dans une cohérence assez étonnante au regard de la grande diversité de ses films, mais qui prennent alors un aspect moins étrange et plus accessible si on accepte de fermer un instant les yeux pour en apprécier les sonorités. Ecouter d'abord, pour mieux regarder ensuite ; un rapport à la musique qui donne envie de se plonger dans le cinéma. (Emile)

High Rise

High Rise II

Le label Black Editions a un seul objectif: donner une seconde vie au catalogue de P.S.F. Records, label nippon fondé en 1985 par Hideo Ikeezumi et spécialisé dans la chose psychédélique - Keiji Haino et Acid Mothers Temple ont collaboré avec P.S.F. Records à un moment de leur carrière. Le problème, c'est qu'une bonne partie des références de cette vénérable maison n'a pas eu le succès qu'elle méritait ou n'a jamais été distribuée en dehors du Japon. Trésor oublié + rareté = culte. On sait ce dernier mot souvent utilisé à toutes les sauces, mais cette réédition (et le remastering qui va avec) du second album du groupe High Rise (le premier, Psychedelic Speed Freaks, a donné son nom au label) lui fait totalement honneur. A tous ceux qui pensent que Thee Oh Sees et Ty Segall sont la meilleure chose qui soit arrivée au rock ces 10 dernières années, on leur conseille vivement de s'exploser les tympans au son de High Rise II. En mode "no bullshit", le groupe usine des brûlots d'une violence absolue, autant influencés par le punk que le rock garage ou le free jazz, et capables d'écraser la concurrence dans l'exercice du sprint comme dans celui du marathon - "Wipe Out" et ses 13 minutes de chaos en sont la plus belle preuve. Avec une production abrasive au possible qui mise tout sur le jeu de guitare absolument démentiel de Munehiro Narita, High Rise II prône la politique de la terre brûlée, écrasant tout sur son passage avec une délicatesse comparable à celle dont on fait montre l'armée japonaise au lendemain de la bataille de Nankin. Ceux qui connaissent leurs livres d'histoire ou se sont pris l'une des plus grosses gifles de leur vie devant le City of Life and Death de Lu Chuan sauront à quoi s'attendre. On conseille aux autres de déjà sortir la pommade cicatrisante. (Jeff)

Otto Sidharta

Four Indonesian Electronic Pieces (1979-1984)

On fait souvent de la musique électro-acoustique une tradition partant de Cologne, passant par Paris et finissant à New York ; un genre européen fondé sur les travaux de Schaeffer, Stockhausen et Ligeti, et aboutissant aujourd'hui chez Christian Zanési et François-Bernard Mâche. Ce serait pourtant oublier que cette musique, mélange d'enregistrements, de musique électriques et de travail de montage en post-production, est avant tout une libération pour toutes les musiques, et que des musiciens du monde entier ont su s'en saisir dès son émergence. En Indonésie, un certain Otto Sidharta présente en 1979, au festival national des jeunes compositeurs, une série de pièces mettant en scène des éléments naturels: de ses voyages dans les îles de Bornéo et de Nias, il rapporte des bruits d'eau, des cris d'animaux, le vents dans les forêts, et construit à partir de cela de longs paysages sonores. Et comme les pièces de Luc Ferrari immergeaient l'auditeur dans les villes espagnoles ou les campagnes françaises, celles d'Otto Sidharta le rappellent à une nature sauvage et enivrante de sublime. La réédition de Sub Rosa propose quatre de ces pièces, composées entre 1979 et 1984, afin de découvrir une parcelle du travail de celui qui est devenu une figure majeure de la musique indonésienne. En effet, pourtant passé par les Pays-Bas afin de suivre les enseignements de Ton de Leeuw, Sidharta revint dans son pays natal afin d'y enseigner la musique et de diriger divers comités d'aides aux jeunes compositeurs. (Emile)

YOB

The Great Cessation

YOB a toujours été un groupe de darons, discret mais surpuissant. Tant et si bien qu’aujourd’hui les Américains ont signé leur nouvel album à venir sur Relapse Records après des années de bons et loyaux services rendus à Profound Lore Records. Premier cadeau de la super-structure américaine: la réédition de The Great Cessation, immanquable parmi les immanquables aujourd’hui à nouveau disponible dans les bacs. Et que dire sinon que c’est probablement la meilleure chose que vous pourrez entendre en matière de doom psyché. L’institution guitare y est au plus haut : dans la lourdeur du jeu et la finesse des arrangements, la tonalité généralité est grave mais lumineuse (bien aidée par les enchaînements voix claires/growls presque death). On est vraiment ici sur un masterclass de metal, un disque moderne, puissant et large d’épaules. Une fois The Great Cessation terminé (après les vingt minutes incroyables de « The Great Cessation »), on se réjouit de pouvoir s’envoyer derrière deux inédits qui finiront de consacrer cette réédition parmi les essentiels de toute collection (de métalleux) qui se respecte. (Simon)