In dust we trust #1

par la rédaction, le 20 février 2018

À la fois aubaine et business, l’exercice de la réédition du classique (avéré ou qui s’ignore) et de l’excavation de vieilleries disparues du circuit implique chez l’auditeur un peu curieux une occupation assez conséquente du temps de cerveau disponible. Histoire de vous aider à y voir un peu plus clair dans cette jungle, GMD lance In Dust We Trust, sélection vaguement bimestrielle de ce qui a attiré notre attention.

Various Artists

La Contra Ola

Si Berlin est devenue la capitale de l'avant-garde musicale dans les années 1990, c'est probablement parce que l'émancipation de la jeunesse est-allemande était d'autant plus violente que cela faisait des décennies qu'elle était contenue par la dictature ; mais en se focalisant sur Berlin comme unique capitale du cool et de l'émancipation, on oublie que Madrid a connu une situation très similaire à la fin des années 1970. Au moment où la digue de la censure franquiste s'effondre, une vague de groupes vont faire exploser le post-punk et la pop électronique dans tout le pays. Ce mouvement d'émancipation de la jeunesse va être appelé « Movida », mais sa rapide récupération politique masquera l'authenticité de ses premiers émulseurs. Le mouvement qui liera la jeunesse punk aux collectivités, aux radios et aux gros labels va alors immédiatement connaître un contre-mouvement. Loïc Diaz Ronda a choisi dix-neuf des meilleurs titres de cette époque pour le label suisse Bongo Joe Records et a décidé de nommer ce moment méconnu de l'histoire espagnole La Contra Ola. On y entend la découverte des machines qui feront l'essence de la synth-wave, l'émergence d'une scène punk spécifiquement ibérique, on y comprend (vaguement) le traitement de questions comme la violence, l'Etat ou la sexualité. Mais surtout, on y découvre des groupes inconnus qui n'ont rien à envier à Cabaret Voltaire, à Wire et à plein d'autres éléments de l'art-punk et des musiques industrielles qui viendront fleurir en Allemagne ou en Angleterre à la même époque. La véritable différence avec Berlin, finalement, c'est la difficulté qu'a connu ce mouvement underground à exister sur la durée. D'un côté, des groupes comme Diseño Corbusier ont eu une longévité faisant honneur à leurs qualités musicales tout en restant fidèle à la révolution post-punk, tandis que d'autres comme les Zombies viraient du côté commercial de la Movida. D'autres, enfin, n'ont simplement pas eu la chance d'exister autrement que comme des surgissements portés par le mouvement. (Emile)

Minnie Riperton

Perfect Angel

Quand en 1974 un stagiaire de chez Epic découvre que Minnie Riperton est déjà en pré-retraite à 27 ans seulement, il est normal qu'il estime criminel que le talent d'une chanteuse de son calibre ne soit pas exploité. Enfin, si cela peut sembler une évidence aujourd'hui, ça l'était moins à l'époque: l'Américaine avait passé le début de sa carrière à jouer dans des formations que la postérité n'a pas retenu, et son premier album Come to My Garden aura attendu sa disparition à 31 ans des suites d'un cancer pour devenir culte. Heureusement, on ne peut pas en dire autant de Perfect Angel, carton amplement mérité dès sa sortie. Il faut dire que pour accoucher d'un des tous meilleurs disques de l'histoire du R&B, on n'avait aligné que des numéros 10 dans la team Riperton: l'incroyable voix de l'Américaine d'abord (couvrant cinq octaves et à la limite de l'inhumain dans les aigus), couplée au songwriting limpide de son mari Richard Rudolph et à la production d'un Stevie Wonder au sommet de son art et présent incognito sur le disque - Motown lui ayant interdit de le produire, il le fera quand même sous l'alias El Toro Negro. Et si l'histoire (et les B.O. de très nombreux films) retiendront le monstre de tendresse "Loving You", le reste du disque est à l'avenant, ne laissant que l'embarras du choix à l'amateur de choses réellement belles et touchantes. Réédité à la fin de l'année dernière dans une criminelle indifférence, cette nouvelle édition est accompagnée d'un second disque au moins aussi indispensable que le premier, avec des versions acoustiques ou "extended" de tous les titres du disque - on retient notamment la version alternative de "Take A Little Trip" sur laquelle Stevie Wonder vient pousser la chansonnette ou une version rallongée supérieure à l'originale de "Reasons". Si l'internet se régale aujourd'hui de blagues potaches sur l'air du "petit ange parti trop tôt", Perfect Angel redonne clairement ses lettres de noblesse à l’expression. (Jeff)

Pasteur Lappe

The Sekele Movement

Si l’évocation du « mouvement sekele » peut effrayer celles et ceux qui ont déjà du mal à expliquer ce qu’est le rock dans des termes simples, sachez que l’expression fait simplement référence à la version camerounaise d’une mouvance afro-disco qui, dans les années 70 et 80, a fait bouger de nombreux pays d’Afrique - on vous renvoie par exemple à sa version ghanéenne incarnée par Kiki Gyan et l'incroyable 24 Hours In A Disco 1978 - 1982 sorti sur Soundway Records. Quant à Nicolas « Pasteur » Lappe il est un des plus dignes représentants de la scène, comme le travail du label franco-anglais Africa Seven tendent à le démontrer. Il y a quelques semaines, c’est ainsi le premier album de l’ambianceur de Douala qui a enfin eu droit à sa réédition. Enregistré à Paris en 1979 avec le Zulu Gang (un groupe au sein duquel on croisait un certain Jacob Desvariaux, qui allait plus tard former Kassav), The Sekele Movement est assez irrésistible dans sa façon de mélanger invitations au coupé décalé et séquences plus coquines. Côté pile, on découvre un Pasteur Lappe en gardien du groove et disciple studieux de Quincy Jones - et quand la machine tourne à plein régime comme sur « Sekelimania (Nku Bilam) », l’envie d’aller se refaire une garde-robe du côté de Matongé est totale. Côté face, le pasteur distille des ballades dangereusement cheesy, souvent à deux doigts d’évoquer le Doudou du SAV d’Omar et Fred. Et si il y en a un « qui ne venait plus aux soirées », avec les prêches endiablées du pasteur, on devrait assurément l’y revoir. (Jeff)

Pierre Vassiliu

Face B

Le 13 août 1998, soit deux jours avant son 64ème anniversaire, Nino Ferrer se donne la mort au milieu d'un champs de blé à quelques kilomètres de chez lui, dans le sud-ouest de la France. Fin tragique d’un grand artiste en proie à une déprime alimentée par le manque cruel de reconnaissance dont il aura toujours été victime - écoutez donc Metronomie et vous comprendrez pourquoi il en avait si gros sur la patate. Ainsi disait-il ceci à un ami proche quelques mois avant de se tirer une balle en plein coeur: « Tu te rends compte, j'ai écrit, composé et produit près de deux cents chansons, et les gens n'en connaissent que trois. » Un destin tout aussi injuste fut le lot de Pierre Vassiliu, troubadour que la postérité ne retiendra que pour ses chansons rigolotes. Des chansons qui font rire et sourire, il y en a bien évidemment sur Face B, la compilation montée par Born Bad Records avec l’aide de Guido Cesarsky, moitié d’Acid Arab. Mais ce sont surtout de géniales ritournelles inconnues du grand public et témoignant du génie du Français qui font de cette compilation un objet indispensable de ce début d’année. Le morceau le plus symbolique de cette compilation est probablement « Film », qui raconte une nuit d’errance dans le bois de Boulogne à la recherche « d’une fille qui voudrait bien de moi un quart d’heure », et que l’on pouvait découvrir sur… la face B de « Qui c’est celui-là ? », improbable tube en hommage à cette bossa qu’il aimait tant. Ailleurs, on peut entendre une rêverie hippie (« Une fille et trois garçons »), une poésie désabusée sur l’état du monde (« Alentour de lune »), une ballade qui renvoie Michel Berger à ses chères études (« En réponse à votre lettre du 2.11.72 ») ou le classique « En vadrouille à Montpellier » et ses paroles plus grivoises qu’une discographie entière de Booba mais que l’improbable légèreté de Vassiliu rendent incroyablement attachantes. C’est bien simple: partout sur Face B affleure le talent d’un Pierre Vassiliu qui nous aura quitté en 2014 dans l’indifférence la plus totale, bouffé par la maladie de Parkinson. Vous avez dit chienne de vie? (Jeff)

Rush Hour

Pantsula ! The Rise of Electronic Dance Music in South Africa, 1988-1990

L'ethnocentrisme à la fois le plus marqué et le plus délicat de tous les amateurs de musique occidentaux est cette volonté de vouloir expliquer l'histoire de la musique en tirant des traits allant de l'Europe à l'Europe, ou des Etats-Unis aux Etats-Unis, en oubliant très souvent l'Afrique, l'Asie ou l'Amérique du Sud comme lieux de développements musicaux particuliers. Pour pallier cette ignorance, le label néerlandais Rush Hour a décidé d'engager le désormais « fameux » Dj Okapi pour proposer un aperçu de la musique électronique sud-africaine, et plus précisément, de ce moment majeur pendant lequel les influences soul-funk se sont fondues dans l'émergence de la musique électronique. Pantsula ! The Rise of Electronic Dance Music in South Africa, 1988-1990 propose ainsi une douzaine de titres, parmi lesquels des formations relativement célèbres comme The Equals côtoient des inconnus de la bubblegum wave comme S.Y.B. Pourtant, rien n'est à jeter dans cette anthologie révélant une fois de plus à quel point les musiques actuelles ont tracé un chemin tout à fait particulier en Afrique du Sud. Si l'atmosphère générale du mouvement s'apparenterait à la première écoute à notre italo-disco, le résultat est en réalité beaucoup moins pop, et les rythmiques typiques des musiques traditionnelles africaines préfigurent certains patterns à venir dans la house et la techno européennes. Sans être docteur en culture sud-africaine, difficile de véritablement connaître l'impact qu'a eu cette vague sur le grand public, mais son aspect à la fois dansant et musicalement innovant en fait un ensemble d'une grande qualité, à l'instar de la soul américaine des années 1970. La compilation de Rush Hour est le produit subtil d'un digger accompli (pour le coup accompagné du grand Antal), et on en vient à espérer qu'une série de compilations nous permettent d'entendre quelle forme cette évolution charnière de la musique électronique africaine a prise aujourd’hui. (Emile)

Laraaji

Vision Songs, Vol.1

On a tellement cristallisé la musique new age autour de sa version pseudo-spirituelle californienne qu'on en a oublié à quel point ce mouvement avait produit quelque chose de fabuleusement novateur dans le travail des sonorités et la préparation du terreau électronique. Le projet de Numero Group ? Une piqûre de rappel faite dans la seringue d'un de ses plus éclectiques représentants : Laraaji. Le natif de Philadelphie, désormais installé à Harlem, voit ressortir son album de 1984, Visions Songs Vol.1. A l'intersection du gospel, du blues et de l'ambient des débuts, cette tape faite maison dispense une heure de positivité mystique cadencée par une boîte à rythme très étonnante pour l'époque. C'est sur ce subtil fond rythmique que se déroulent des prières proches du blues, sauf que ce n'est plus Dieu que l'on prie, mais les divinités indiennes. Parfois l'atmosphère du gospel est magnifiquement conservée, comme lorsque Shiva y est invoquée sur fond d'orgue électronique et de hi-hat (« Om Namah Shivaya ») ; parfois Laraaji insiste plus fortement sur des morceaux orientés par un drone, comme lorsqu'il met en musique le mantra « Om Triumbacum ». Dans tous les cas, le syncrétisme sonore et culturel n'apparaît jamais comme surfait et permet d'apprécier une œuvre qui n'était pas encore entièrement tournée vers l'électronique comme certains de ses albums plus récents. Pierre angulaire de sa carrière mais également symbole d'un changement essentiel des années 1980, Visions Song Vol. 1 est un album de la symbiose, spirituelle comme culturelle. (Emile)