Dossier

Off The Radar #14

par la rédaction, le 16 janvier 2019

Kaitlyn Aurelia Smith

Tides : Music for Meditation

Emile

Avec la sortie de The Kid en 2017, le moins que l'on puisse dire, c'est que Kaitlyn Aurelia Smith s'est profondément installée dans le champ des musiques électroniques expérimentales. Loin de la froideur de l'IDM, elle fait croître ses sonorités comme dans un jardin de roman fantastique. Dans la perspective de découvrir et de comprendre sa musique, Tides : Music for Meditation est peut-être une des plus belles portes d'entrée qu'elle pouvait offrir à ses auditeurs. L'album est une reprise de morceaux enregistrés en 2013 sur son Music Easel de chez Buchla et agrémentés d'enregistrements de paysages sonores. On pourra en parler comme d'un disque de musique méditative, c'est certain ; mais les neuf pistes qui le composent racontent également une histoire. Celle de sa mère, professeure de yoga, auprès de laquelle elle a grandi; celle de la découverte de son propre rapport à la musique et à la spiritualité ; mais aussi un retour sur l'histoire des musiques électroniques expérimentales proches du drone et des musiques méditatives américaines des années 1960 et 1970. Entre ces flux historiques et ces ressacs spirituels, l'album mérite parfaitement son titre de marée.

Alessandro Cortini & Lawrence English

Immediate Horizon

Bastien

L’histoire de la musique expérimentale s’est en partie écrit à travers les divers rapprochements entre pontes de la discipline - citons les travaux conjoints de William Basinski et Richard Chartier, Christian Fennesz et Jim O'Rourke, Alva Noto et Riyuchi Sakamoto, Oren Ambarchi et Eli Keszler. La liste pourrait être longue comme une journée sans pain tant ces projets sont légions et ont accouché d’oeuvres majeures. C’est dans cette pure tradition collaborative que Lawrence English et Alessandro Cortini ont choisi de mettre leurs cerveaux en commun pour créer Immediate Horizon. À la suite de nombreux échanges, nos deux poids lourds ont accouché d’un enregistrement live de 40 minutes d’une rare beauté. Loin d’être une simple juxtaposition de deux écritures, Immediate Horizon permet de fondre les approches de chaque protagoniste, avec un Lawrence English plus attiré par les ténèbres et un Alessandro Cortini plus porté vers la lumière. Mélange du clair et de l’obscur, Immediate Horizon déploie une palette de gris, du plus sombre ("Immediate Horizon 1" et "Immediate Horizon 4") au plus lumineux ("Immediate Horizon 5"). Dans ce grand tableau, on retrouve d’ailleurs davantage l’empreinte de Lawrence English en arrière-fond avec son drone organique et vibrant - qui n’est pas sans rappeler les passages de Wilderness of Mirror. Plus discret, mais non moins indispensable, on distingue nettement la patte du maestro Alessandro Cortini pour apporter ces rais de lumières salvatrices du plus bel effet. Après de longues minutes à voir ce fameux horizon s’obscurcir, tonner gronder, vient finalement l’apaisement sur ce dernier mouvement d’une beauté saisissante. Soudainement, Immediate Horizon devient clair et pur, comme le ciel après un orage estival. De notre côté, on souffle et on applaudit.

Ian William Craig

Thresholder

Côme

Impossible de regarder la pochette de Thresholder sans penser à un bric-à-brac d’antiquaire, entre mécanismes ésotériques et étranges roches volcaniques. Par contre si l’intérieur du disque abrite une série de compositions jamais sorties et enfin rassemblées en disque, pas question de morceaux disparates dans ce nouveau Ian William Craig. Non, tout Thresholder témoigne de la même vision de l’ambient, genre que Ian William Craig aborde au travers d'un chant clair passé au travers d’une pléthore de machines jusqu’à perdre de son humanité. Le Canadien parvient ainsi à sublimer sa voix tout en tirant pleinement profit de son bagage classique. Et si Thresholder fait certes penser à une foule de producteurs ambient (avant tout William Basinski pour sa capacité à annihiler sa musique, certains travaux de Fennesz, ou encore Leyland Kirby pour le grain d’un « TC-377 Poem »), Ian William Craig arrive à injecter dans ses compositions une dose de spirituel. En faisant surgir puis replonger sa musique du chœur de ses drones, créant une œuvre aux portes de la musique sacrée, et en suggérant toujours via le grain de sa voix la terrible difficulté de la perfection.

V/A

Friends of Sounds & Noises, Vol. 2

Emile

Vous ne connaissez probablement pas {AN} Eel, et pourtant c'est un type qui vous veut du bien. Le musicien canadien n'est pas là pour vendre sa musique. Il ne vend pas de t-shirts, et il ne veut rien vous imposer que vous ne souhaiteriez entendre. Ce qu'il veut ? Que sur Bandcamp sortent des compilations d'amoureux du son et de l'expérimentation au cas où vous souhaiteriez partager sa passion. Et il fait ça bien. Pour le second volume de Friends of Sounds & Noises, il a réuni une équipe aussi variée que pointue, dans laquelle on retrouve des têtes (relativement) connues comme le délirant crew Awkward Geisha à côté de copains dont il admire le travail, comme son compatriote James Bailey. De l'improvisation instrumentale au chant, du noise pur et dur à du superbe collage sonore entre bruitisme et musique baroque, tout y est. Et surtout, presque tous les morceaux sont inédits. On ne connaît quasiment personne, mais rien n'est à jeter. Amoureuses et amoureux des sons qui font vriller, installez-vous confortablement. Merci {AN} Eel.

Roger 3000 & Bitsy Knox

Om Cold Blood

Jeff

Cet été, un soir de France - Belgique, le mot « seum » a quitté les sphères jeunistes pour infiltrer progressivement les couches populaires, de telle sorte qu’aujourd’hui, même ton oncle fan de François Valéry sait ce que le mot veut dire et à quel évènement il renvoie. Forcément du mauvais côté de l’histoire, le Belge peut pourtant s’enorgueillir d’une utilisation particulièrement à propos du concept même de seum dans sa production musicale de 2019 : que ce soit dans le rap de Veence Hanao, le black metal de Wiegedood ou le folk minimaliste de Jesus Is My Son, la Belgique a démontré en 2018 que le seum se vivait autrement qu’au micro d’un journaliste sportif. En cette fin d’année, Roger 3000 et Bitsy Knox ont tartiné une nouvelle couche de seum majestueux avec cette cassette pour le label bruxellois Tanuki Records : sur de superbes motifs alternants entre folk expérimental et ambiant vaporeuse, Bitsy Knox nous parle bouffe sur le ton de la poésie et déroule des incantations d’une hypnotique monotonie. Mais au-delà de la beauté diaphane qui s’en dégage, ce qui rend Om Cold Blood particulièrement passionnant, c’est la manière dont il se construit, se développe: pendant une petite quarantaine de minutes, on observe l’inexorable rapprochement entre deux artistes qui dans un premier temps semblent travailler en vase clos, pour finir au plus près l’un de l’autre - la manière dont le ton monocorde de Bitsy Knox se mue progressivement en un chant empli d’une touchante insécurité est là pour en attester. Hypnotique.

Abdullah Miniawy

Downer Honor

Emile

Abdullah Miniawy est un acharné de travail. Entre ses projets arty, ses performances live ou la myriade de collaborations dans lesquelles il trempe, il a réussi à pondre près de trois cents enregistrements dans son home studio de Faiyum, en Egypte. De ces enregistrements, il en a retenu une heure, entre musiques expérimentales, ambient et abstract hip-hop. Avec des percussions à convulser et des lignes de synthé à faire triper des témoins de Jéhovah, Downer Honor est une fenêtre ouverte sur la complexité de l'univers sonore qu'il s'est créé. Un univers oscillant entre la violence des sons expé/indus et la claire envie de nous ramener à quelque chose de plus abordable, pour ne pas dire dansant. Le type est à suivre, et de toute urgence, car il est au bord de l'explosion. On n'est d'ailleurs pas les seuls à le penser, puisqu'il a récemment reçu les louanges d'une certaine Deena Abdelwahed et qu'il se produira en janvier avec Erik Truffaz, rien que ça.

Andrew Bernstein

An exploded view of time

Emile

Sortir un album solo qui soit riche et qui fonctionne bien, c'est dur ; sortir un album solo avec exclusivement du saxophone, ça devient une vraie prouesse de créativité. Il suffit de voir l'énergie que quelqu'un comme Colin Stetson est obligé de déployer pour remplir un spectre sonore suffisamment complet pour finaliser un morceau. Andrew Bernstein, saxophoniste de Horse Lords, a choisi la simplicité et la performance pour constituer son premier album, An Exploded View of Time. Au saxophone alto, il a enregistré sur une seule journée l'ensemble des tracks de l'album. Certains morceaux sont proches du minimalisme américain, et on peut avoir l'impression d'entendre du Jon Gibson ou du La Monte Young ; certains morceaux, comme le single "Boogie Woogie Phase", sont techniquement délirants, quand on sait que Bernstein n'a utilisé aucun looper. Répétitive, pure, technique, sa musique est un produit à la fois parfaitement fini et à mettre au titre de ce qu'on aurait envie d'appeler l'inspiration.