Dossier

Lucy/Efdemin/Kangding Ray : La Techno M'a Tuer

par Simon, le 10 mai 2014

Ce lundi à 9h32 du matin, la police a retrouvé dans son appartement de Paris le corps sans vie de Gesaffelstein. A son arrivée, Hercules Poirot découvre la scène en même temps que quelques chroniqueurs des Inrocks, qui finissent de pleurer en se jurant de retrouver le coupable. Dans la pièce règne une ambiance moite. Une odeur de mort. Le sang est à peu près partout sur le sol et les murs, et Poirot comprend vite que dispersé de cette manière, l’ambianceur aura bien du mal à satisfaire les demandes de showcases à 15.000 EUR qui saturent sa boîte de réception. Cette idée le fait sourire. Pas bien longtemps puisque l’autre police vient déjà de faire son entrée. « Et ben mon pauvre ! Ils t’ont pas raté, les cons » s’exclame Monsieur André du haut de ses quarante années d’expérience. Les heures passeront, mais c’est finalement ces trois vinyls retrouvés par les chroniqueurs enragés encore présents dans la pièce qui feront le cœur de l’intrigue. Devenus suspects, on parle maintenant d’un Allemand, un Français et un Italien. Notre héros le sait, avec un africain et un juif en plus, il tenait un début de calembour graveleux. Mais cette enquête, elle ne sera pas pour Hercules Poirot. Parce que toute cette fanfare ne l’amuse plus. Parce qu’il a un Boeing à retrouver, et une finale de The Voice à regarder. C’est ainsi, le bouzin sera pour son adjoint. L’inspecteur Garrix est un jeune homme volontaire quoiqu’un peu bête. Ça devrait suffire, pensa-t-il derrière son manteau. Hercules Poirot confiera solennellement à Garrix les trois plaques, et lui recommandera de jeter un œil à cette inscription à gauche de la cheminée. Le voilà parti. Conformément aux dernières paroles de l’inspecteur-en-chef, Garrix trouvera sur le mur une drôle de signature rédigée dans le sang. Si sa signification laisse encore à désirer, le message est clair : La Techno M’a Tuer.

Suspect N°1

Lucy : De Rouille et d’Os

Quand il rentre dans son appartement, Garrix trouve l’Italien sculptant la terre glaise plutôt que matraquant ses contrôleurs. Une posture qui ne surprend qu’à moitié le fonctionnaire de police, à qui on avait décrit Lucy comme étant un des nouveaux architectes du changement. Pour avoir écouté son excellent premier travail (Wordplay For Working Bees) et tout ce qu’il a pu coordonner du haut de son label, il sait que le producteur est l’ami des formes, un maître du soupçon qui trouve toujours le moyen d’enchanter de nouvelles sources pour mieux les épuiser. Certains commencent même  à en parler comme un nouveau Monolake. Aussi sérieux, aussi appliqué et au moins aussi prometteur. Quand on lui demande ce qu’il foutait la veille au soir, l’Italien avoue calmement qu’il était au Berghain, avec Xhin et Markus Suckut. Malgré sa suspicion toute professionnelle, Garrix n’a aucun mal à l’imaginer en train de convertir les derniers néophytes au cœur d’un club sombre, mutant entre IDM, pierre philosophale électro-acoustique et musiques industrielles. Lucy se contentera de finir en disant que si Gesaffelstein s’est retrouvé dans cette position, c’est qu’il a peut-être vidé sa musique de tous ses doutes, de toutes ses formes potentielles. Pas un mot de plus. Churches Schools and Guns est ainsi fait, radical et audacieux jusque dans son noyau-même. Dans sa conviction à Être, tout le temps et dans tous ses aspects. Garrix se verra rapidement reconduire à la porte, le temps pour lui de se dire qu’elle commence bien mal cette affaire.

Suspect N°2

Efdemin : Detroit Caput Mundi

Quand on vient l’appréhender pour les quelques questions d’usage, Phillip Sollman se contente de prendre l’air dans un parc berlinois. Sourire aux lèvres après avoir présenté la veille un troisième album sous les acclamations du public, il parait presque impossible d’accuser Efdemin de quoi que ce soit sinon d’occuper simplement un banc de la capitale allemande. Son père rêvait qu’il soit batelier, lui rêvait de paysages marins. De quoi voyager jusque Detroit pour y prendre la température de l’air, de toucher le lyrisme techno à sa source. Quand on lui parle de Gesaffelstein, l’Allemand se contente de dire que sa musique est bien trop compressée, qu’il doit étouffer dans un costard aussi étroit. Efdemin lui donnerait presque des conseils sur sa manière de charger sa musique en mélodies sans perdre un aspect définitivement frontal, quoique rêveur. Decay comme troisième et (peut-être) meilleur disque, pour celui qui a toujours été dans l’ombre de ses héros, qui est trop humble pour se rendre compte qu’il en est devenu un avec le temps. Garrix lui aurait donné le bon Dieu sans confession s’il n’avait pas jeté une oreille attentive sur cet album avant de débouler. Il y a découvert un véritable brise-lame, qui joue une deep-techno bien assise malgré son obsession à toujours travailler son nappage comme un esthète. En partant, Garrix se verra proposer un café au lait et on lui demandera de présenter ses condoléances à la famille de l’intéressé. L’Allemand, même passé au scanner, est un gendre idéal, professionnel jusqu’au bout des ongles et bien sous tous rapports. Peut-être trop consciencieux, et donc bien trop apte à réaliser un crime parfait. Il l’a déjà prouvé par deux fois dans le passé.

Suspect N°3

Kangding Ray : L’Amour et La Violence

Quand Garrix lui demande si ces premiers disques n’étaient pas lointainement influencé par le folk, David Letellier se met soudainement à rire. Un rire qui provoque des remous auprès d’Alva Noto et Perc, assis près de lui dans cette cave aménagée en home studio. Pourtant moins con qu’à l’accoutumée, l’inspecteur avait revu ses sources et donc écouté ce Automne Fold comme un point de départ d’une criminogenèse présumée. C’était il y a cinq ans, assez pour ne pas comprendre comment le Français a pu devenir ce héros techno enfin assumé. Un self-made-man qui n’a pas pour habitude de regarder autour de lui quand il s’agit de composer des albums pour Raster Noton ou des EP’s pour Stroboscopic Artefacts (Garrix notera directement que ce label est la propriété de Lucy). Si autonome et distant qu’on lui apprend en premier que la victime n’est pas une banque d’affaires suisse mais bien un Français millionnaire. Il ne le connaît pas et tient absolument à ne pas le connaître. Il s’est trop appliqué sur Solens Arc pour daigner jeter un regard sur la concurrence. On doit lui laisser ceci, il s’est trop obstiné à rendre une copie techno parfaite, ambient et industrielle, dub, inquiétante et romantique pour pouvoir même fournir un alibi. Au moment où Garrix se fait dégager par un Perc musculeux, Kangding Ray lui balance de manière froide : « Si j’avais dû régler la note à ton Lyonnais, t’aurais non seulement pas retrouvé ses jambes mais tu serais également en train de chercher la partie supérieure de sa tête ». Encore un qui a dû voter socialiste en 2012, se dit Garrix. Toujours est-il que la porte se claque, que le kick reprend derrière la porte et que l’inspecteur se voit contraint de reprendre l’avion pour Paris. Infiniment bredouille.

Quand il tourne la clé dans sa serrure et pousse la porte, un bouillon fumant et quelques tranches de pain sont disposés sur la table de l’appartement. Madame Dominique, qui a préparé ce maigre repas aussi bien qu’elle pouvait est congédiée dans sa chambre. L’homme a besoin de respirer. Pour mieux réfléchir, il ouvre la fenêtre et s’étonne d’apprécier le crachin qu’il se prend indistinctement sur les joues. Peut-être que tout s’éclaire. Un crime commun. Peut-être que Gesaffelstein n’est pas seulement une victime mais également un coupable, qu’il ne pouvait y avoir d’autres représailles face à trois producteurs à la tête aussi bien faite et aux doigts si agiles. Trois disques sortis coup sur coup, pour trois figures tutélaires dont on reparlera probablement comme d’un bloc indissociable en fin d’année. Une année de techno qu’on pourrait résumer en trois frappes précises, ayant en commun d’avoir réellement poussé le jeu électronique un poil plus loin. Tellement évident qu’on n'y voyait rien à première vue. Par trop de conscience accumulée, ces mecs ont tué le game, littéralement. Pourtant, Poirot lui avait recommandé d’aller causer à Abdulla Rashim ou Tobias pour comprendre le fond de l’histoire. Martin n’a pourtant même plus l’énergie pour remettre ses chaussures. D’un coup de main agile, il envoie sa gabardine s’affaler sur le canapé de cuir non loin de lui. Dans un silence de plomb, il retire son chapeau et sa main gauche vient tirer hors d’un holster une arme de poing qu’il aurait rêvé de pouvoir utiliser au cours de cette enquête. Le bol a désormais cessé de fumer sous les effets du vent. L’officier rentre dans sa salle de bain revolver à la main, prend soin de fermer le loquet, d’éteindre la lumière et s’assied sur la faïence. Les yeux scrutant le ciel hors de sa fenêtre, il semble qu’on pouvait l’entendre ruminer. « C’ est un bien beau soir pour danser ».