Dossier

Lectures conseillées

par Jeff, le 17 août 2011

Si l'on avait été vraiment prévoyants ou professionnels, on vous aurait lâché ce dossier à l'entame de l'été, histoire que vous emmeniez quelques ouvrages dignes d'intérêt sur les plages de sable fin ou les terrasses baignées d'un soleil généreux. Mais voilà, cette année, l'été semble s'être terminé au mois de mai et il n'y avait donc plus de raison de se presser. On a donc pris tout notre temps pour monter ce petit dossier réunissant dix lectures vivement conseillées et touchant de près ou de loin à la musique et son histoire, petite comme grande. Ca ratisse très large, c'est certain, mais la qualité est toujours au rendez-vous. Et il n’est pas dit que ce recueil de chroniques miniatures aura une suite l’année prochaine. Et promis, cette fois, on vous livrera la chose un peu plus tôt…

Mötley Crüe : The Dirt

Mötley Crüe et Neil Strauss

« We used to think of ourselves as an army or a gang. That's why […] we bought a private jet and painted it all black with a giant dick and balls on the trail, so that every time we landed it looked like we were coming to fuck the city. » The Dirt a beau faire 430 pages, on a l'impression que ce bouquin pourrait être résumé en ces quelques mots. Certes, le groupe emblématique du glam metal nous fait aujourd'hui beaucoup rire, mais au beau milieu des années 80, le moindre trait railleur à leur égard vous aurait valu une bastonnade en règle. C'est en tout cas l'image que tentent de renvoyer Vince Neil, Nikki Sixx, Mick Mars et Tommy Lee dans cet ouvrage plein à craquer d'anecdotes plus hallucinantes (et souvent poilantes) les unes que les autres où l'on croise des tourneurs flippés, des starlettes chaudes comme des baraques à frites, des groupes depuis tombés dans l'oubli ou la ringardise la plus totale, de la décadence bien graveleuse et un nombre assez incalculable de clichés véhiculés par le rock. On ne va pas vous le cacher, The Dirt parle exclusivement de sexe, de drogue et de rock'n'roll, mais ces élucubrations étant contées par des mecs ayant des melons dont la taille dépasse tout simplement l'entendement, la lecture de cet ouvrage est un véritable plaisir s'il est lu avec le second degré que sous-entend une telle entreprise. Pour mettre tout cela en forme, on retrouve Neil Strauss, journaliste du magazine Rolling Stone, qui avait déjà aidé Marylin Manson, autre amateur de grandiloquence frôlant le plus grand portnawak, à rédiger son autobiographie à la fin des années 90. Ca vous situe donc le niveau… Ultime détail qui a son importance : il n'est nullement besoin de connaître la discographie du groupe pour aimer The Dirt. De simples accointances avec le monde joyeux du WTF le plus total devraient suffire !

Tais-toi ou meurs

Mark Oliver Everett

Mon père était un génie scientifique, un as de la physique quantique, le premier à avoir réussi à proposer en formules mathématiques valables le concept de mondes parallèles. De ma vie entière, le seul contact physique que j'ai eu avec lui, c'est quand j'ai bougé son corps mort du lit sur lequel il était en train de raidir. J'ai fait des disques dont personne n'a voulu et puis j'ai commencé à avoir du succès. Dans l'année de mes premiers tubes, ma sœur est morte, ma mère ensuite. Le 11 septembre 2001, une autre de mes proches, hôtesse de l'air, était dans l'un des avions. Un jour, en Australie, je plaisante avec un animateur télé complètement idiot sur la vie de rock star, l'héroïne au petit déjeuner. Peu gens comprennent que je blague et quand je rentre à l'hôtel, c'est pour en voir sortir le cadavre d'un mec du groupe. Mort d'une overdose d'héroïne au petit-déjeuner. J'ignorais qu'il se camait. Je passe des années entières sans petite copine, de temps à autre, je tombe sur des dingues avec qui ça colle, ça passe et ça finit toujours par casser. Je me prends régulièrement le chou avec des types de la firme de disques qui jugent mes disques trop bizarres et comme je change d'orientation à peu près à chaque album, je largue à chaque coup une bonne partie de mon public. Je m'appelle Mark Oliver Everett, je joue dans le groupe Eels et je raconte tout cela dans un bouquin agréable et même rigolo sans toutefois être ni transcendant, ni particulièrement bien écrit. Vie de merde, d'autant qu'avec la météo, qui donc irait lire ça à la plage ?

Miles : l'autobiographie

Miles Davis et Quincy Troupe

La biographie est un style littéraire particulièrement borderline pour la simple raison qu'on ne sait jamais si le journaliste en émoi qui est derrière la plume est plus animé par le délire idolâtre du fanatique que par le sérieux de l'historien de profession. Ce n'est jamais très clair et c'est parfois frustrant. Dans le cas de l'autobiographie rock, la tension est encore plus insupportable : est-ce que le type qui parle se contente juste de vider son sac ou est-il en train d'écrire sa propre histoire en bonne rock star qu'il est ? Dans le cas de Miles Davis, on pourra au moins dire que l'égocentrisme est parfaitement assumé. Miles est petit, Miles est sec, mais Miles est le meilleur et Miles le sait. Voilà qui règle d'office le problème de l'intégrité. Sachez donc que Miles Davis écrit comme il joue : en soliste. Mais est-ce que ça doit nous emmerder ? Foutrement non. Car son verbe en dit long sur la façon dont on vit le jazz dans la 52ème rue : un duel permanent qui fonctionne à l'épate. Si je t'en fous plein la vue, j'ai gagné. C'est donc une vie aux allures de jam session qui est contée ici. Parfois, on brille dans les yeux de la haute du Harlem d'avant guerre, parfois on se rate sur un phrasé et on termine dans un caniveau avec Bird, les yeux fous et les veines chargées. Aucune pudeur là dedans, Miles couche tout sur le papier comme il aurait pu le jouer sur scène : l'amour de la musique, l'admiration sans bornes pour ses pairs, la drogue, le sexe, la haine des blancs. Avec des mots simples mais parfois très durs, Miles laisse là un bouquin flamboyant et indispensable.

Undercurrents : The Hidden Wiring of Modern Music

The Wire (collectif)

À l'occasion des 20 ans d'existence de Wire, un des magazines musicaux actuels les plus influents, l'équipe éditoriale du mensuel publie en 2002 « Undercurrents » (comprendre : « courants sous-jacents »), un compendium d'une vingtaine d'essais traitant des bas-fonds, des secrets et des énigmes de la musique moderne. Autour de quatre thèmes principaux (électrification, occultisme, mécanisme et liberté), l'ouvrage traite entre autres des origines du phonographe et de la découverte du microphone, du glitch, des sculptures sonores, du monde secret d'Harry Smith et de son « Anthology of American Folk Music », du futurisme, du free jazz, du mythe automobile dans le krautrock, du lettrisme, de Sun Ra et de la musique soul. N’ayez crainte, il ne s’agit pas d’un recueil pompeux ou académique. Il y a matière constante à étonnement et un plaisir certain à parcourir ces textes aux thèmes éclectiques mais liés par un fil ténu et pourtant évident. Ces essais dévoilent la face cachée de la musique moderne des vingtième et vingt-et-unième siècles et les expérimentations qui ont bouleversé la façon d'écrire et d'entendre la musique. Soulignons que ce recueil, n'ayant pas été traduit, est uniquement disponible en anglais. Si vous êtes à l'aise avec la langue anglaise, n'hésitez pas une seule seconde à vous procurer ce livre.

Renegade : The Lives and Tales of Mark E. Smith

Mark E. Smith

Culte partout ailleurs, The Fall est une véritable institution en Angleterre et bon nombre de bouquins ont déjà été écrits sur l'histoire du groupe. Ces récits, rarement avares de faits avérés ou non, ont forgé la réputation à la fois géniale et calamiteuse de son chanteur, l'irascible Mark E. Smith. Fatigué de lire « toutes ces conneries », le Mancunien à la voix de canard décide en 2008 de publier sa version des faits : la soixantaine de musiciens virés en 30 ans d'activité, son mariage avec la belle Américaine Brix, son alcoolisme, ses rapports avec l'industrie musicale, etc. Langue de pute de compétition, prolo au lyrisme souvent grandiose, artisan de l'insulte qui fait mouche, Smith préfère se raconter sur le mode conversationnel, quelques bouteilles de whisky à portée de main. C'est vraiment l'impression que l'on garde du bouquin : celle d'écouter monologuer un poivrot dans un troquet enfumé. Il se fait juste que le mec est à la tête du meilleur groupe ovni en activité depuis 30 ans. Il a tout vu, tout connu, tout bu et avance aussi beaucoup de couillonnades tout en fulgurant tout de même régulièrement... Bref, ça vaut la peine de l'écouter et de se laisser saouler. De le lire, de tenter de capter cet « angliche » du nord dans le texte aussi, puisqu'il semblerait que toutes les tentatives de traductions françaises se soient cassées les dents sur une prose aussi hilarante qu'à peu près intraduisible. As said on the cover : « Maybe the funniest music book ever written » !

Dead Elvis : Chronique d'une obsession culturelle

Greil Marcus

Un des papes incontestables du journalisme rock, auteur également des superbes « Mystery Train : Images de l'Amérique à travers le rock 'n' roll » et « Lipstick Traces : Une histoire secrète du vingtième siècle », Greil Marcus compose cet hymne à la gloire d'Elvis Presley, mais pas seulement. Car, au travers de la vie du King, ce qui transparaît, c'est une mise en abîme de la culture populaire américaine et de la perception que l'Amérique a d'elle-même. La fascination sans bornes d'un pays, et du monde entier, pour ce fils prodigue tour à tour militaire, milliardaire, boulimique, amateur de flingues, blanc-bec qui chante comme un crooner afro-américain, acteur frustré et surhomme (au sens nietzschéen : un dieu épicurien ramené sur terre dont la seule tâche est la transfiguration de l'existence) lors de son retour sur scène, tout de cuir vêtu, en 1968. Depuis la mort d'Elvis en 1977, tout a été dit, écrit et comploté sur cet homme, sur ce phénomène unique de l'histoire de la musique et de la société du vingtième siècle. « Dead Elvis », loin de toute condescendance et de tout cynisme, est une analyse kaléidoscopique drôle et flippante d'un des plus gros et grands mythes populaires, un livre aux dédales multiples qui dépeint avec passion la transformation d'un homme en un symbole culturel omnipotent.

Électrochoc

Laurent Garnier et David Brun-Lambert

S'il y a bien une personne qui a vécu de près l'éclosion (et la mondialisation subséquente) de la musique électronique, c'est Laurent Garnier. Aujourd'hui encore, le DJ/producteur français reste un exemple d'intégrité et une véritable encyclopédie sur pattes. Avec l'aide du journaliste David Brun-Lambert, il retrace, dans « Electrochoc », son parcours de musicien, fait de petits bonheurs, de galères cocasses et rencontres fascinantes, le tout avec cette simplicité et cette honnêteté qui ont façonné le personnage. Et tout y passe : du premier Summer of Love de Manchester à l'âge d'or du Rex en passant par les premières Love Parades berlinoises. Il n'est pas un évènement majeur de l'histoire des musiques électroniques que Laurent Garnier n'ait vécu et qu'il ne détaille pas avec son habituel enthousiasme. Et puis surtout, « Électrochoc » vaut le détour rien que pour ce véritable voyage initiatique à Détroit, conté sous la forme d'entretiens passionnants avec les pères fondateurs « Mad », Mike Banks et Jeff Mills, ainsi que pour l'ultime chapitre du livre, dans lequel l'homme dresse un état des lieux sidérant de justesse de la musique électronique. Sorti en 2003, « Électrochoc » n'a rien perdu de sa pertinence et reste une lecture obligatoire pour tout mélomane un brin ouvert d'esprit.

Hellfire

Nick Tosches

L’un des grands avantages d’une bonne biographie rock’n’roll, c’est qu’elle fait exploser en mille morceaux les montagnes de préjugés qu’on peut amasser à propos d’un artiste. Ces préjugés, on peut se les construire facilement en lisant tout un tas de crasses sur le net ou en écoutant les bobards que vos potes déballent fréquemment aux alentours de onze bières du soir. Or, s’il y a bien un type qui a subi jusqu’à aujourd’hui les affres de ce genre de discussion à deux balles, c’est Jerry Lee Lewis. Le commun des mortels s’en tient généralement au rock’n’roll et au scandale de son mariage en 58 avec sa très (trop) jeune cousine. Mais à part ça ? Nick Tosches, en 1982, opère avec « Hellfire » une petite révolution dans le milieu de la biographie rock’n’roll. Au lieu de dresser le portrait figé d’un mec qui « était dans le coup », il se livre à une interprétation libre mais solide de la vie du bonhomme. Jerry Lee Lewis est vivant, certes, mais vivant aussi dans son livre ; et ça, ce n’est pas courant. « Hellfire » est sans concessions. Inutile de romancer l’histoire de Jerry Lee, tant les évènements qui rythment sa vie semblent directement tirés d’un Mark Twain. Pas de destin incroyable façon rêve américain, pas de miracle non plus : Jerry Lee Lewis est un plouc né dans un bled de Louisiane durant la Prohibition, là où on boit du « moonshine », où l’on prie beaucoup et où les grand-mères fleurissent à la trentaine. Dans un contexte pareil, un peu de temps libre et un clavier d’église ont vite transformé un jeune con en génie du rock, caractériel et plein de saints scrupules. Inutile donc de s’appesantir sur ses problèmes de boisson et les torgnoles qu’il distribue à ses femmes : Jerry Lee n’est pas sympathique, il a simplement la tronche de l’endroit où il est né. Nick Tosches a bien compris qu’on n’alimenterait pas le mythe en lui collant un sourire. Bref, sa plume est incendiaire, à l’instar de la musique de Jerry Lee. Il dépeint sans concessions ce à quoi ressemblait l’Amérique du Billion Dollar Quartet, de Hank Williams premier du nom et de Jimmie Rogers.

The Dark Stuff : l’envers du rock

Nick Kent

Si aujourd'hui Nick Kent décidait de donner une suite à « The Dark Stuff », il n'est pas certain qu'il trouverait facilement matière à écrire. En effet, alors que son ouvrage originel portait sur une certaine idée du mode de vie sex, drugs & rock'n'roll, les figures tutélaires de la planète rock ont aujourd'hui des looks d'universitaires ou de gravures de mode et ne font pas vraiment parler d'eux pour leurs excès en tous genres. Aussi, « The Dark Stuff » est avant toute une immersion dans une galaxie désintégrée, annihilée par les excès de ses principaux protagonistes. C'est justement sur ces lugubres libations et leurs conséquences souvent désastreuses que s'appesantit ce pavé souvent passionnant. Il ne fait aucun doute que des mecs comme Johnny Cash, Shane McGowan, Miles Davis ou Iggy Pop ont connu des vies tumultueuses ou souffert de leurs nombreuses fêlures. Ayant été tant le confident des stars qu'une épave notoire, Nick Kent est mieux placé que quiconque pour livrer un récit de première main, retraçant quelques décennies de journalisme musical à l'aune de l'autodestruction de ses têtes de gondole. La qualité est au rendez-vous à chaque papier et « The Dark Stuff » mérite l'investissement pour ses quelques récits glaçants de vérité, à l'image des 80 premières pages consacrées à la vie pour le moins tumultueuse et psychotropée du génie Brian Wilson.

Motörhead : La fièvre de la ligne blanche

Lemmy Kilmister et Janiss Garza

Motörhead, ce n’est pas que « Ace of Spades », arrêtez d’emmerder Lemmy avec ça : tel est sans doute le message principal de cette autobiographie. Las de répéter inlassablement les paroles de son hit interplanétaire à des fan-boys bourrés à la sortie des concerts, Lemmy a entrepris de coucher sur papier les souvenirs de ses tribulations pour prouver au monde que sa vie outrepasse largement les 2 min 49. Et on s’aperçoit très vite qu’il y a de la matière. Avec beaucoup d’autodérision typiquement british, Lemmy revient sur les époustouflantes anecdotes qui ont jalonné sa carrière. Tour à tour guitariste à Liverpool dans un groupe du Mersey Beat, roadie pour Jimi Hendrix à Londres ou bassiste pour Hawkwind, Lemmy était là où ça se passait au moment où ça se passait. D’aventures rocambolesques en road-trips hallucinés, il se souvient de ses nombreuses conquêtes, s’excuse auprès des mères des enfants qu’il a accidentellement conçus et rend hommage à ceux qui sont restés coincés dans l’héroïne et les amphètes. Car une grande partie de l’intrigue concerne effectivement les aptitudes métaboliques exceptionnelles qui lui ont permis de traverser 65 ans de fêtes épouvantables sans passer l’arme à gauche. Sa célèbre maxime, « Le commun des mortels n’y survivrait pas », prend d’ailleurs tout son sens à la lecture de ses frasques éthyliques. Finalement, qu’on aime Motörhead ou pas n’est pas vraiment la question. « La fièvre de la ligne blanche », c’est surtout une histoire de rock’n’roll débauché et sarcastique comme on les aime qui, à défaut d’être d’une prose irréprochable, a le mérite de faire bien rigoler.