Scar Sighted

Leviathan

Profound Lore – 2015
par Simon, le 5 mai 2015
8

Il y a tout juste un an, j’avais l’insigne honneur de discuter plus de trois heures durant avec le co-fondateur et rédacteur en chef adjoint de Pitchfork, l’érudit Bryan Stosuy, à l’occasion d’une conférence sur le black metal. Une soirée à discuter, premièrement, du genre, de son iconographie, de son passé et de son futur ; et, deuxièmement, de son excellent article A Blaze Across The North American Sky (référence directe au A Blaze Across The Northern Sky de Darkthrone) qui analysait brillamment l’émergence de la troisième vague du black métal d’un point de vu américain et le rapport que celui-ci peut encore entretenir avec les scènes historiques scandinaves. Ce qu’il en était ressorti sous la parole quasiment lobbyiste du numéro 2 du monstre américain, c’est que la véritable plus value du black metal américain résultait de son absence totale de complexes, sa capacité à vivre sans aucune référence à la « pureté » si chère aux cousins nordiques. Évoquer la violence de l’Etre sans devoir toujours en revenir au paganisme, aux racines vikings et au combat sociétal contre Dieu.

Peut-être en raison de son retard historique, la culture américaine se doit de vivre son adolescence à part et d’inventer ses mythes au quotidien. Sans oublier la violence. Car au-delà du bling, cette Amérique-là fait peur, très peur même. Beaucoup plus punk, beaucoup plus affamée par la vie, bien plus encore foutue dans le coin par des réalités sociales sans pitié. Comme le disait Blake Judd de Nachtmystium à propos de Gaahl, chanteur de Gorgoroth (condamné pour avoir torturé et vidé de son sang un homme en Norvège) : «I just feel that those bands are marketed for what has happened outside of the music, not so much involving the music. Like’Oh, church burning and murder and Gaahl kills or torture guys’. Who cares what he does, if he’s a criminal ? There’s guys selling crack in Chicago that are scarier to me than that guy ». L’Amérique ne connaitra jamais de “nuit sanglante” comme celle qui poussa Burzum à massacrer au couteau son guitariste Euronymous un soir d’hiver; les mythes sont mentaux ici, et naissent dans l’absence de romantisme macabre. Moins de théâtre, plus de cauchemars.  

L’incarnation la plus parfaite de cette trop courte introduction, c’est Leviathan. Et personne d’autre.  Jeff Whitehead (aka Wrest) ne brûle pas d’église, mais il tape sur sa femme ; il ne pose pas dans une forêt sombre pour sa promo, il lutte pour ne pas sombrer mentalement après avoir vu sa muse choisir de se mettre une balle dans la tête plutôt que de mourir d’un cancer du cerveau. Depuis 2002, Leviathan (aux côtés de Xasthur, sûrement) incarne le black metal, non seulement américain, mais tout simplement moderne. Une bombe de technique, d’ambiances, de hauteurs et de reliefs qui raconte la dépression et la haine sans filtre. Un monstre de conscience dont la discographie est faite uniquement de classiques instantanés. Et le présent Scar Sighted ne déroge pas à la règle, se présentant comme un sommet des meilleurs moments de cette œuvre en construction : les courants d’air permanents de Verräter, les miasmes suicidaires absolument terrifiants de The Tenth Sublevel of Suicide,  le raw punk hanté de Tentacles of Whorror et A Silhouette In Splinters et surtout, surtout, le chef d’œuvre de composition et de production qu’était Mass Conspiracy Against All Life.

Une bombe de black metal sombre, tout en technique (et c’est peu de le dire) et en dynamisme de narration pour le toujours seul Leviathan, qui nous prouve une fois de plus qu’il est l’alpha et l’oméga du genre sur quinze ans de carrière. Une musique qui, une fois vidée de son symbolisme parfois puéril, remet l’auditeur en face de l’horreur et du vide. Pas de gris-gris, pas de corpse paint, pas de nuit sanglante, Leviathan écrit l’histoire de l’Amérique de la solitude et du rejet de l’autre totalement à poil, comme toujours.  Même pas froid.

Le goût des autres :