I Don't Like Shit, I Don't Go Outside

Earl Sweatshirt

Columbia – 2015
par Aurélien, le 13 avril 2015
8

D'aucuns nous reprocheront le côté "philosophie de comptoir" de cette entame, mais le retour d'Earl Sweatshirt pose une vraie question: est-on en droit d'attendre de certains artistes qu'ils continuent d'aller mal tant qu'ils sont musicalement pertinents ? Tu répondras par la négative bien sûr, que tu ne souhaites que le meilleur d'un mec qui te fait vibrer. Pourtant, au fond de toi, tu sais que tu es un hypocrite: que si tu chéris Sufjan Stevens, c'est parce qu'il n'ira jamais bien. Et qu'à l'opposé, si tu prends un malin plaisir à répandre ta bile sur Eminem, c'est parce que tu sais que sa bonne santé mentale a eu raison de sa bonne santé discographique. On pourrait d'ailleurs passer ce papier à citer un tas d'exemples qui vérifient cette théorie, mais la vérité, c'est que peu d'artistes fascinent autant que ceux qui portent leur art au rang de thérapie. Et s'ils fascinent, c'est surtout parce que leur destruction créatrice les porte au rang d'étoiles filantes, exhibant leurs tripes à un public avide de curiosité malsaine et d'identification. Mais même les mauvaises choses ont une fin. Et ce n'est que que quand la douleur laisse place à la rémission que, trop souvent, leur inspiration se fait la malle.

Mais revenons plutôt à l'intéressé: il n'y a en réalité pas beaucoup de raisons qui pourraient faire qu'Earl Sweatshirt aille mieux. D'abord, parce que Columbia lui a enfilé une quenelle d'enfer en balançant une date de sortie et un tracklisting à J-7 de la sortie de son second disque – alors que seul le clip de "Grief" devait être lâché. Ensuite parce que côté privé, on apprend vite ici que sa meuf l'a quitté et que sa grand-mère, encore vivante du temps de Doris, a passé l'arme à gauche. Tout de suite, le ton est donné: il fait bien noir dans la tête du minot de 21 ans. Autant de raisons qui font que si tu entres en studio dans un contexte de vie aussi négatif, il y a peu de chances qu'il sorte de ton Bic ou de tes grosses lèvres quelque chose qui ressemble à du Walt Disney. Mais ça, tu dois probablement t'en foutre: toi ce que tu veux, c'est un Earl belliqueux et mal dans sa peau, qui débite de la haine au kilomètre. Tu seras donc probablement ravi de savoir que le cahier des charges est ici respecté. D'une certaine manière en tout cas, puisqu'il a l'air d'avoir conçu ces trente minutes de son recroquevillé dans un coin sombre de son studio, avec quelques boucles enregistrées sur un quatre pistes cheapos. Ce qui donne un album qui n'évoque pas vraiment le traditionnel brouhaha juvénile de sa clique de gais lurons.

I Don't Like Shit, I Don't Go Outside est un album qui a tout du suicide commercial et ne va pas parler à l'habituel public d'Odd Future. Il n'y a en fait aucun single potentiel, aucun refrain susceptible d'être scandé par la jeunesse en Converse - ni même de refrain tout court d'ailleurs. Le disque ne s'appuie même pas sur la présence des autres membres de sa fratrie, hormis Left Brain aux manettes de deux titres. Bon courage pour défendre ça en tournée. Le bloc de dix titres ne saurait exister de façon isolée ou même entre deux trucs plus "sucrés", si d'aventure de tels trucs existaient dans sa discographie. Quand on appuie sur play, il vaut mieux se préparer à se prendre une coulée continue de pensées sombres, puisqu'on entre ici dans l'intimité d'un Earl qui exorcise ses peurs à tour de bras. Et ça tombe bien, puisqu'il s'est offert ici une production qui sert parfaitement le propos: une bête suite de belles boucles crasseuses. Soit un prétexte idéal pour kicker, à la façon d'un MF Doom, dans un flot ininterrompu. 

Inhabituellement court, étonnamment lo-fi, I Don't Like Shit, I Don't Go Outside est en tout cas une plaque épatante. Un petit chef-d'œuvre de rap sous Tranxène, en contradiction totale avec son "lumineux" aîné, plus homogène et moins soucieux de conjuguer propos amer et visées grand public. Pour être tout à fait franc, on ne s'attendait pas à voir Earl Sweatshirt briller de la sorte dans le noir. Mais vu les envies d'encore qu'il nous laisse, il nous tarde déjà de le retrouver sur un troisième album aussi macabre. Tout ça bien sûr en ne lui souhaitant pas d'aller mieux d'ici là...

Le goût des autres :
6 Simon 8 Titus 8 Ruben