KOD

J. Cole

Dreamville – 2018
par Jeff, le 26 avril 2018
6

La discrétion est le luxe des plus grands. Cela vaut évidemment pour le rock ou la musique électronique, mais c’est une vérité qui s’applique davantage encore au rap, conglomérat de (wannabe) Black Beatles dont l’occupation permanente de nos timelines cache trop souvent des lacunes abyssales du côté de l’artistique et du créatif - franchement, qui peut raisonnablement penser qu’un Tekashi 6ix9ine ou un Playboi Carti pourraient exister dans une économie du rap qui se vit autrement qu’à travers des stories Instagram ou des beefs par Snapchat interposés. 

D’ailleurs, tout ce bordel hyperconnecté, J. Cole en est bien loin. D’abord parce que cela semble l’emmerder au plus haut point, ensuite parce qu’il n’en a pas besoin pour se poser bien haut sur la chaîne alimentaire d’un rap au sein duquel il fait figure d’OVNI. En effet, comment expliquer qu’en 2018 un artiste qui s’inscrit dans une posture « rap conscient » et prenne pour modèles des types qui ont aujourd’hui la quarantaine bien tassée soit en mesure d’exploser les records de streaming fixés par un Drake avec ce cinquième album studio dont la sortie n’a été confirmée que quelques jours seulement avant le jour J? On dira que son talent, sa sincérité et la pertinence des messages qu’il véhicule y ont bien contribué, et qu’aussi incroyable que cela puisse paraître, l’existence de ces trois qualités chez un seul et même rappeur devient une denrée de plus en plus rare dans les hautes sphères de cette industrie. 

Ces trois qualités, on les retrouve notamment chez un Kendrick Lamar, qui évolue dans une division encore supérieure (où il y trouve à peu près autant de concurrence que le PSG en Ligue 1) et a réussi à intégrer à son coeur de cible un public qui suit les tendances comme le justice suit Sarkozy - de très près donc. Mais là où un K-Dot réussit à se réinventer à chaque album, à se déplacer là où on ne l’attendait pas, J. Cole est plutôt du genre à creuser paisiblement son sillon, et c’est peut-être ce qui nous pose le plus de problèmes en 2018. 

On n’osera jamais dire que J. Cole se repose sur ses lauriers, mais à s’emprisonner dans une formule et une posture, une forme de lassitude s’est installée depuis 4 Your Eyez Only et a tendance à amplifier les moments de faiblesse ou les coups de mou de KOD. On le sait, J. Cole aime travailler seul: il produit à peu près tous ses titres et depuis l’immense 2014 Forest Hill Drive, il a proscrit les featurings (kiLL edward présent sur deux titres serait en fait J. Cole). Dans cet environnement en vase clos, le débat contradictoire semble avoir disparu, et J. Cole ne se confronte plus qu’à ses propres certitudes. En découlent des titres qui le voient soliloquer sur des grands thèmes de société alors qu’on aurait aimé qu’il pèse sur le débat, d’autant que KOD (pour Kids on Drugs, King Overdosed, et Kill Our Demons) se veut une fois encore une radiographie de l’Amérique par le prisme des drogues. 

Pour autant, tout n’est pas à jeter sur KOD, loin de là. Car quand il évolue à son véritable niveau, J. Cole est bien l’un des storytellers les plus passionnants et l’un des MC’s les plus techniques de ces 10 dernières années - la plage-titre, « Window Pain - Outro » ou « FRIENDS » sont des études sociologiques d’une épatante justesse à ranger parmi les meilleures réalisations de sa carrière. Mais venant d’un artiste considéré comme l’une des voix les plus talentueuses et pertinentes de sa génération, on était en droit d’attendre beaucoup plus, à plus forte raison à une époque où le rap comme l’Amérique ont cruellement besoin de repères et de role models.

Le goût des autres :
6 Ruben 6 Émile