Rap vs télé: le hip-hop contre-attaque et Roméo Elvis mène la charge

par Émile, le 13 avril 2018

Avec internet et l'avènement d'une programmation sélectionnée par l'utilisateur, la télévision est vouée - à moyen ou long terme - à disparaître. Alors on pourra affirmer que, dans son histoire, elle n'aura jamais su se comporter convenablement avec le rap. Média pour les masses mais média des élites, la télé a d'abord été méprisante par nature: c'est parce que les rappeurs connaissent un certain succès qu'il faut les inviter, puisqu'il faut faire des émissions pour les masses ; mais, problème, les rappeurs sont des individus issus des quartiers populaires. C'est donc toujours dans la perspective de la méfiance qu'ils sont invités, et les seules paroles sincères de rappeurs entendues à la télévision émergeront à l'intérieur de ce qu'on appelle des "clash". On les tourne en ridicule, on les pousse à la crise et c'est à ce moment-là que le buzz intervient. Pas besoin de se cantonner à l'époque Twitter pour le voir, puisque c'était la même chose dans les années 1990, comme cela a pu arriver à NTM.

Ainsi, à l'époque du hip-hop français underground, les rappeurs ont fonctionné comme des grains de sable dans le fonctionnement des médias de masse, enrayant légèrement les rouages, sans jamais vraiment prendre en compte que la machine télévisuelle se nourrissait de ses dysfonctionnements. Et de fait, on n'a jamais compté sur la télévision pour nous parler de rap: d'où l'intérêt du développement d'internet, avec des chaînes capables d'analyses précises et respectueuses des artistes (coucou "Le Règlement") hors du marché du petit écran, ou de la continuité du travail des radios (coucou Arte Radio et Nova) sur ce sujet. Du coup, ça se passait plutôt bien jusqu'à il y a peu: on passait notre temps à nous plaindre qu'il n'y avait aucune représentation hip-hop à la télé, et on gueulait dès qu'il y en avait une, parce que c'était mal fait.

Et puis le rap est devenu populaire. Médiatisable. Pas au sens où c'était une musique représentative du peuple, et qui était beaucoup écoutée, comme avant. Non, au sens où le rap est devenue LA musique de toute une génération, et qu'aujourd'hui, trouver un ado qui écoute autre chose que du rap, c'est devenu une vraie mission.

Et qui dit démocratisation du rap, dit aussi nouveaux rappeurs : des MCs plus calmes, plus propices à la télé, et en grande partie en raison de leur couleur de peau. Qu'on parle de Lomepal, Nekfeu, Orelsan, ou Roméo Elvis, le monde du hip-hop est complètement cerné par un rap blanc, potentiellement plus facile à écouter, notamment pour les classes sociales plus élevées. Alors, vous me direz: on peut décider de s'en foutre, et continuer à écouter du son sans allumer notre télé. Sauf que même si on annonce la fin de la télé dans les décennies à venir, elle est toujours le média le plus puissant à l'heure actuelle, et qu'elle commence à prendre de l'importance dans la prise de parole générale sur le rap.

Une paysage musical français dans lequel l'écoute du hip-hop est dicté par la télévision, ça sonne beaucoup trop comme une fiction dystopique pour qu'on laisse cela arriver. Inviter Orelsan pour parler de rap sur un plateau, c'est le meilleur moyen pour effacer les quartiers populaires de la carte. Quel gamin de banlieue va vouloir exprimer sa situation sociale, familiale ou émotive si l'exemple qu'il a vu à la télé c'est un type qui n'a pas les mêmes problèmes que lui, comme Lomepal ? Ou pire, si c'est un type qui se moque du rap en permanence, comme Lorenzo ?

En somme, depuis que le rap est devenu populaire, la télé vampirise sa médiatisation, et prend une place délirante, se gargarisant du nouveau visage de ses représentants - il faut voir l'interview de Lomepal chez Ruquier et l'indécente sortie de Yann Moix sur les nouveaux rappeurs, calmes, soumis... bref, télévisuels. Ce qui se passe dans le rap français, c'est tout simplement ce qui s'est passé dans le jazz américain dans les années 1940, et ça s'appelle tout simplement de l'appropriation culturelle. Sauf qu'une différence magistrale est en train d'émerger, et qui va probablement empêcher l'histoire de se répéter.

En France, les rappeurs blancs de 2018, exponentiellement médiatisés, sont les premières victimes de cette médiatisation. Les artistes sont mécontents de leur passage sur les plateaux, posés de force à une place qu'ils n'ont pas envie de tenir: le beau-gentil-mignon Lomepal chez Ruquier ou l'ironique-misogyne-eminemique Vald chez Ardisson. Bref, une série de représentations fausses de la part de dominants qui tentent tout pour faire du rap une musique de dominants, avec le point commun le plus gênant du monde: la couleur de peau. Et à l'image de Vald, ces artistes sont en train de se révolter contre la télé.

La meilleure version de cette (très) saine réaction, c'est une vidéo orchestrée par Roméo Elvis et des humoristes français bien connus, histoire de vider leur sac et mettre en scène les aberrations des interviews actuelles en inventant une parodie de ONPC intitulée Ah t'es là toi!.

Au moins deux leçons à retenir de cette vidéo: d'une part, elle est, malgré son apparence, moins comique que dénonciatrice, car les questions imaginées ne sont en fait que des versions à peine exagérées d'entretiens bien réels. Roméo Elvis et Yves Montand sur une fausse chaîne de télé, c'est Vald et Bobby Lapointe sur France Inter. Ces "journalistes" qui tentent de ramener les rappeurs à autre chose que du rap, à les faire passer pour d'autres gens, en les confondant, en leur imposant un jugement sur eux-mêmes qu'ils n'acceptent pas, ils existent vraiment et ils sont davantage représentés que grimés ici.

D'autre part, cette vidéo nous rassure. Pourquoi ? Parce qu'on y voit Roméo Elvis et Lorenzo, les deux versants d'un rap blanc qui aurait pu faire disparaître le reste du hip-hop en se sur-exposant à la télévision. On avait franchement du mal à voir Lorenzo autrement que comme un comique dépassé par sa popularité et comme un type complètement contre-productif pour le rap français, au service d'un système qu'il ferait semblant de dénoncer: son apparition nous rassure (bon, son album reste merdique, ne vous inquiétez pas).

Il y a trois ans, on évoquait déjà cette problématique en proposant que les télés n'invitent plus les rappeurs français. YouTubeurs, médias internet, rappeurs, tous semblent en train de se liguer contre ce qui est encore paradoxalement le plus puissant et le moins représentatif des médias. Comme quoi, peut-être que Vald et Lorenzo n'étaient pas si loin du compte lorsqu'ils écrivaient : "Pour les enfants dans dix ans / Ce sera nous le rap conscient". Inconscient dans ses paroles, conscient dans ses prises de décision, aujourd'hui, grâce à une petite blague en vidéo, on est fier de notre rap.