Ne faisons pas comme si, en 2016, la retraite de Mos Def était une mauvaise chose

par Aurélien, le 11 décembre 2016

Voilà deux ans que ça dure : chaque année, les grosses superstars du rap s'éclatent à synchroniser leurs sorties à une date, en général le vendredi de la première semaine de décembre. Et chaque année, c'est la même embrouille : les tops de fin d'année sont pratiquement bouclés et on doit composer avec des grands disques sur lesquels on n'a même pas la possibilité de prendre du recul - J. Cole et D'Angelo, il y a deux ans, Pusha T l'année dernière.

Il fallait s'y attendre : en 2016, ils ont rempilé. Ce 9 décembre donc, on a vu successivement débarquer dans nos iTunes les nouveaux albums de J Cole, Ab-Soul, Post MalonePlanet Asia, ou encore Tech N9ne. Tout ça, à un moment où le dernier disque de Childish Gambino requiert encore toute notre attention et qu'il va bien falloir rapidement arrêter un avis définitif sur le produit fini. Parce que c'est non seulement un (très très) bon disque, mais aussi une somme incroyable de codes issus du P-funk, de la soul et du rap qu'il nous appartient de rendre le plus lisible et le plus intéressant possible.

Au milieu de tout ces avengers du rap, pourtant, il y en a un qui n'a pas remis sa feuille de présence. Un disque qui n'a pas soulevé tant d'impatience, mais surtout un disque qui a la lourde tâche de devoir pardonner dix ans d'errance artistique pour son géniteur. Ce disque, c'est Dec 99th. Il est signé de la main de Yasiin Bey, mais à l'époque, on le connaissait mieux sous le nom de Mos Def, l'un des tous premiers MCs a avoir concilié le chant et le rap. Pour les plus jeunes qui seraient passés à côté de la carrière du bonhomme, le Mighty Mos est à Brooklyn ce qu'André 3000 est à Atlanta. Les aléas de la carrière en plus, le pétard d'Erykah Badu en moins.

Une carrière entamée par l'album de Black Star, un disque qui vieillit somme toute plutôt bien, suivi, deux ans plus tard, de l'énormissime solo Black On Both Sides. Autant dire que rien ne prépare à la tempête qui suivra. Car si je suis prêt à donner quelques heures de mon temps pour dire combien je trouve The New Danger réellement sous-estimé, difficile d'être aussi clément avec Tru3 Magic (sorti suite à des déboires avec son label de l'époque, Rawkus) ou encore l'immonde The Ecstatic, son dernier effort en date qui remonte à 2009, point d'orgue de la médiocrité d'une carrière qui n'a plus jamais réussi à retrouver les hauteurs de ses débuts. La jurisprudence Illmatic dans toute sa splendeur.

En fait, ce n'est pas tant que les albums étaient mauvais : il y avait toujours une poignée de titres qui tiraient l'ensemble vers le haut (quand même). C'est juste que Dante Smith semblait progressivement perdre goût à l'écriture d'albums. Il semblait usé, abîmé, perdu dans la direction qu'il voulait insuffler à ses œuvres, alors même qu'il continuait régulièrement à briller sur les titres des autres. Un trajectoire musicale qui l'a conduit à enchaîner les films sans grand intérêt (même si on est obligé d'en placer une pour le doublage français de 21 Blocks) et à développer son engagement politique, en dénonçant notamment les écarts de richesse chez Tonton Barack, ou encore les conditions de vie à Guantanamo.

Le souci, c'est probablement que Mos Def a oublié que rap et conscience politique ne font pas nécessairement mauvais ménage, à plus forte raison pour un rappeur de sa génération. En conséquence, on ne saurait expliquer ce qui l'a éloigné de la musique à une époque où il avait encore une vraie audience. Et on ne saurait expliquer ce qui nous donnerait envie de réécouter un disque de Yasiin Bey (puisqu'il faut l'appeler comme ça maintenant) en 2016, à l'heure où le mec a multiplié les effets de manche mais n'a jamais rien sorti. Le retour de Black Star ? Aux oubliettes. Sa mixtape hommage à Aretha Franklin ? Pas mieux. Dommage, parce que c'était plutôt prometteur et bien plus bandant que n'importe quelle autre de ses entreprises de ces dix dernières années.

Seulement voilà : après quelques déboires de faux-papiers en Afrique du Sud (si vous avez loupé ça, lisez, c'est complètement zinzin), il avait annoncé finalement que Dec 99th serait son ultime disque et qu'il sortirait en exclusivité sur Tidal, la plate-forme streaming de Jay-Z. Une nouvelle qui mérite au moins de donner une chance au produit, si seulement on arrivait à y croire : les neuf titres de ce projet sont entièrement produits par Ferrari Sheppard, un type davantage connu pour son activité de journaliste et son engagement politique que pour ses réels talents de musicien. Et c'est plutôt criant : un titre du duo était sorti de nulle part l'été dernier. Il s'appelait "Local Time" et, franchement, c'était pas super enthousiasmant. 

De toute façon, blague ou pas, l'annonce est passée. Quelques titres sans intérêt ont fuité aussi. Par contre, le 10 décembre au matin, Dec 99th n'est toujours pas écoutable. Le catalogue de Tidal commence à avoir l'habitude, c'est sûr : on se rappelle tous des déboires entourant la sortie de The Life Of Pablo, qui a malgré tout débouché sur un succès commercial phénoménal. Pourtant, on doute réellement du potentiel commercial d'un disque de Mos Def pour garnir le portefeuille des Carter. Eux aussi visiblement : aucune communication n'entoure le mystérieux retard. Pas un mot non plus de l'intéressé, qui se contente de faire monter les enchères pour son ultime tournée. Tout ça alors que les réseaux sociaux s'en foutent royalement et que Mannie Fresh (oui, le producteur phare de Cash Money qu'on pensait tous à la retraite lui aussi) a, de son côté, annoncé un album entier en collaboration avec le rappeur de Brooklyn. Say what (the fuck)?

Bref, c'est du grand n'importe quoi et on ne va pas s'acharner à tirer sur l'ambulance plus longtemps ici : Dante Smith le fait très bien tout seul. En d'autres termes, on accueille ce départ anticipé à la retraite (il n'a que 42 ans, faut-il le rappeler ?) comme l'une des meilleures nouvelles survenues dans sa carrière depuis très, très longtemps. Car cette énième suite de cafouillages va faire que le noyau dur de gens qui voulaient croire à ce dernier projet vont s'en foutre à peu près autant que de l'album du Wu-Tang Clan acheté par Martin Shkreli. Et vu la gueule des nouveaux morceaux joués à Art Basel, on ne peut que les conforter dans leur opinion.

Et même venant d'un irréductible fan de The New Danger, on ne va pas se mentir : il l'aura bien cherché, l'enfoiré.