Interview

Savages

par Ambre, le 18 janvier 2016

Dire que les Londoniennes de Savages sont attendues au tournant avec leur second album est un léger euphémisme. Album éclatant, Silence Yourself avait placé le groupe emmené par la Française Jehnny Beth sur une voie royale et sur la carte des groupes qui comptent dans la galaxie post-punk. En promo pour la sortie d’Adore Life, nous sommes allés à la rencontre de Jehn. L’occasion de parler de son actualité mais aussi de questions plus larges comme son rapport au public, à la musique et à l’amour bien sûr.

Il y a une certaine antinomie entre les titres des deux albums, Silence Yourself et Adore Life. Peux-tu me dire ce qui explique cette différence ?

Le premier album était un peu plus punk, il reflète vraiment le contexte dans lequel on s’est rencontrées et dans lequel on évoluait à l’époque. Des morceaux comme "Shut Up" ou "No Face" parlaient vraiment du groupe, des choses auxquelles on avait dû faire face en le créant, quand nous avions une énorme pression. Le groupe est né dans une certaine frustration. À Londres, la musique qu’on aimait ne se trouvait pas dans les bars et du coup, on avait l’impression que le son et l’image d’un groupe devaient toujours être adoucis pour être entendus et cela nous énervait, cela ne représentait pas ce que l’on avait en nous, ce qu’on avait envie de dire et on ressentait une joie à exprimer cette frustration, cette colère.

Et donc on sort l’album, on tourne dans le monde entier, on évolue et il y a un sentiment nouveau qui arrive, qui est la réception du public. Tu ressens énormément d’amour et tu dis que tu ne mérites pas ça, je ne concevais pas de le recevoir sans le rendre et donc je me suis demandé comment utiliser cet amour, cette puissance. Je n’ai pas envie de ne pas l’utiliser complètement, je veux l’intégrer et je cherche comment… Le premier morceau est "Fuckers", que l’on a écrit sur scène, qu’on a enregistré live et sorti pendant la tournée. C’était donc un premier message pour le public, qu’il puisse rentrer chez lui et l’utiliser. Ce qui est d’ailleurs arrivé, il y a eu des personnes qui nous ont dit « moi j’ai quitté mon job quand j’ai entendu cette chanson, ça m’a fait accepter mon changement, la décision que je n’osais pas prendre. » Et Adore a ce côté rebelle, un aspect peut-être un peu plus mature, plus généreux.

Il y a aussi le fait que vous vous connaissiez mieux toutes les quatre. Silence Yourself s’est créé de manière plus spontanée alors qu’Adore life vient après deux ans de tournée ensemble. Comme le fruit de votre osmose, on ressent une unité, qui se voit d’ailleurs dans la pochette avec ce poing levé.

Oui absolument, on a appris à se connaître et à s’aimer. Tu es capable de te dire, que, quoiqu’il arrive, que l’on ne soit pas d’accord, qu’il se passe ceci ou cela, la porte reste toujours ouverte. C’est cela que mon groupe m’a appris, j’étais quelqu’un qui avait très peur d’exprimer ses sentiments, j’ai grandi comme ça et ce qui était intéressant avec ce groupe-là, c’est que je n’avais pas le choix. J’aime ne pas avoir le choix, car je trouve que plus on a le choix, plus on risque de prendre de mauvaises décisions. Je n’ai pas le choix d’aimer ces gens-là, de les accepter tels qu’ils sont, et la scène me l’a beaucoup appris aussi, car c’est beau être violent, comme lorsqu'il y a un mosh pit, des gens qui dansent, slament... même si cela peut paraître violent cela dégage une énorme chaleur.

Par rapport au processus de création de l’album, certains morceaux ont été créés sur scène, d’autres l'ont été en studio ?

"I need something new" a été créé sur scène, à partir de textes que j’avais écrits et que je chantais a capella et sur lesquels les filles ont commencé à improviser, et c’est ainsi devenu un morceau. C’est le seul avec "Fuckers", mais qui n’est pas sur l’album. Il y a eu plusieurs façons de faire, on a fini la tournée en avril 2014, au Mexique, c’était énorme. Et puis on a écrit pendant 6 mois après ça, tous les jours, c’était un travail très détaillé, mais nous devions aussi prendre du temps chacune pour soi et écrire chacune de notre côté. On les a tous écrits à ce moment-là, même plus que ce qu’il y a sur l’album, et nous nous sommes rendues compte à ce moment-là, quand nous sommes venues à Paris pour les jouer à notre producteur, Johnny Hostile, qu’il y avait de supers idées mais qu’il manquait l’adrénaline. Car on était restées enfermées pendant 6 mois, seules en studio. Nous ne voulions personne d’autre, c’était très agréable, mais nous devions vraiment nous confronter au public, cela nous manquait, parce que nous sommes vraiment un groupe de scène. C’est important de comprendre comment le texte et la musique peuvent raisonner dans nos temps modernes, par rapport à l’actualité… C’est important de confronter ta musique au réel. Donc on est allées à New-York pendant plusieurs semaines, on voulait s’écarter de Londres. Notre public américain aime ce qui est plus dur, plus hardcore, il a une vraie culture métal, et je trouve qu’il y a dans notre album certaines de ces influences. On faisait des shows, on les enregistrait. C’était vraiment un travail, une finalité, on a pu laisser tomber des morceaux qui ne marchaient pas avant d’aller en studio.

Johnny Hostile est un peu le cinquième membre du groupe, non ?

Cinquième membre non, car il ne prend pas part à l’écriture, ni aux décisions artistiques. Il est vraiment producteur, il va identifier les idées qui sont à moitié formulées et il va les développer. C’est comme un réalisateur, quelqu’un qui aide à réaliser les artistes. Il a toujours une longueur d’avance sur les autres, il nous connait parfaitement, il nous a suivies en tournée, connait nos morceaux sur le bout des doigts, ainsi que nos différentes psychologies, il sait comment nous parler à chacune. C’est un artiste lui-même donc il a cette familiarité. C’est loin d’être un simple technicien, il est dans les mêmes questionnements que nous.

Votre musique navigue entre l’amour et la violence, la douceur et la noirceur, le punk et le glamour. Te considères-tu toi–même comme un paradoxe ambulant ?

Oui comme tout le monde, non?

Toi qui écris sur l’amour, la relation amoureuse peut-elle incarner une vie entière ? Ou l’amitié ? Et quelle est la part de sauvagerie dedans ?

L’amour et l’amitié se rejoignent complètement, mais oui je considère que l’amour peut être toute une vie, absolument. Je pense que l’on comprend l’amour quand on atteint 80 ans. Jeune, il est trop naïf. Je ne suis jamais tombée amoureuse, pas parce que je n’ai pas de cœur mais parce que j’estime que l’amour est plus profond que ça. Quand on tombe amoureux, quand on accroche, c’est une douce illusion, comme une drogue. Quand je regarde mes actions, j’ai tendance à m'inscrire dans la durée, la construction, mais cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas de folie ou de superficialité.

Il y a une vraie tension sexuelle chez vous, que l’on ressent beaucoup dans le clip du premier extrait sorti, The Answer. Comment la gère-t-on sur scène ?

Je n’en ai pas honte, parler de sexe, exprimer cette facette-là, je trouve ça fun, libérateur. Pour moi ce n’est pas tabou, c’est la musique qui m’y entraîne, c’est physique. La danse est l’expression d’un corps, c’est très proche au final de la sexualité. Le mouvement d’un corps est forcément connoté. Je trouve que le sexe, la mort, la vie, l’amour sont des choses universelles, qui touchent le divin, ce n’est pas ma petite sexualité que j’ai envie de montrer, je m’en fous.

Comment se prépare la prochaine tournée alors ? Des résidences de création par exemple ?

Oui on va travailler sur la lumière avec Tobias Rilender, quelqu’un que l’on a rencontré par le biais de Romy des the XX, qui est une très bonne amie. On fait des musiques très opposées mais on s’entend vraiment bien, elle est fan des Savages et on s’est rencontrées à Coachella il y a deux ans. Je voulais écrire sur l’amour et elle voulait arrêter. C’est comme ça que l’on s’est connectées ! Et donc elle m’a parlé de Tobias, qui est suédois, qui a notre âge et habite à L.A., qui a travaillé avec the XX et FKA Twigs. Le r’n’b est une musique très moderne, qui me passionne… Je suis donc intéressée par les gens qui travaillent sur cette modernité, j’aime aussi avoir un clash de rencontres esthétiques, comme quand on a travaillé avec Trentemᴓller, qui est un producteur électro mais avec une très grande culture rock. J’aime travailler avec des gens qui viennent d’une autre école. Tobias nous a pas mal suivies aux États-Unis, il s’est très impliqué, donc ce sera notre programme de janvier avant la tournée qui commence en février.